dimanche 30 novembre 2008

Poésie anarchitecturale

« L’art pour l’art est une aberration ; l’architecture pour l’architecture est un crime »
F. Hundertwasser

Vienne, ville orgueilleuse exhibe sur la rive gauche du Danube un tel classicisme à travers une architecture fastueuse qu’il faut bien se demander quel vent de fantaisie a soufflé sur la municipalité pour qu’elle passe commande à Friedrich Hundertwasser au début des années 80 du projet de la Hundertwasser-haus de la Lowengasse et de la réhabilitation de la centrale d’incinération d’ordures ménagères et de chauffage urbain sise à Spittelau.

« L’homme a trois peaux, la sienne, ses vêtements et sa maison Toutes ses peaux doivent se renouveler grandir et changer.
F. Hundertwasser

Ses manifestes – « Droit à la fenêtre – droit à l’arbre », « Manifeste de la moisissure », « Manifeste de la Sainte-Merde » - prônent une philosophie architecturale basée sur la réhabilitation du rapport homme – nature qui exclue la ligne droite et le conformisme. En 1968, il proteste nu à Vienne contre l’architecture rectiligne et stérile. Malgré cette aura sulfureuse et subversive, certains élus autrichiens sensibles à la peinture et aux énoncés théoriques de l’artiste ont sollicité ce docteur es architecture pour des réhabilitations et des créations d’espaces heureux. Hundertwasser a donc semé ses sculptures habitables un peu partout dans le pays et dans le monde comme autant de malicieux sourires.

L’habitat heureux

« Quand nous laisserons la nature repeindre nos murs…. Ils deviendront humains et nous pourrons à nouveau vivre. »

F. Hundertwasser

Depuis sa construction, dans le 3e arrondissement de la capitale autrichienne, à proximité du Danube, la Hundertwasser-haus est l’objet de toutes les curiosités. En 1985, le jour de la présentation de cet édifice au public viennois, 70 000 visiteurs sont venus le visiter. Victime de son succès, les touristes se succèdent tout au long de l’année. Ils débarquent parfois par cars entiers au grand désespoir des locataires de ces logements sociaux. Par chance, la saison n’était pas celles des grandes migrations touristiques et nous étions peu à contempler cette façade bariolée de lignes ondoyantes dans laquelle l’architectonique de l’artiste s’exprime pleinement. Les colonnes baroques en céramique, les deux clochers à bulbes, le sol inégal, l’alignement irrégulier des fenêtres et l’intégration spatiale des arbres expriment les convictions du créateur. Rien ne lasse le regard. En face dans ce qui fut autrefois le garage Kalke, le « village marchand » qui vaut d’être visité jusque dans les toilettes.

A proximité, la Kunst-haus-Wien, réhabilitation d’une ancienne fabrique de meubles qui abrite 4 000 m2 d’exposition. Seule dans les salles du musée, je savoure avec délectation les toiles lumineuses d’Hundertwasser, le peintre. Les gardiens ne sont pas trop pointilleux et me laissent passer et repasser sur le sol ondulé, me pencher par les ouvertures pour voir comment les arbres s’enracinent sur les balcons afin de mettre leurs branches aux fenêtres et m’approcher suffisamment des toiles pour en apprécier la texture. Sur la terrasse, les potirons joufflus s’exhibent fièrement sur les tables.

Le musée et le village ne perçoivent aucune subvention. L’artiste avait l’âme d’un manager, il a su intégrer la composante économique de cet ensemble par une organisation autonome et pérenne.

Le palais des déchets

« Même dans les rues toutes droites conçues à la règle, la trace de l’homme évolue comme une ligne organique »
F. Hundertwasser

A Spittelau, la centrale d’incinération des ordures ménagères et de chauffage urbain de Vienne a été confiée en 1988 à Hundertwasser pour subir une métamorphose radicale. Le bâtiment industriel a ainsi changé de peau pour prendre des allures de palais oriental. Du haut de sa centaine de mètres, la cheminée telle un minaret domine la ville. A mi-hauteur, elle s’orne d’un bulbe en émail doré qui à la nuit tombée brille de tous ses feux.

Il fait doux, les étudiants s’attardent sur l’esplanade qui sépare la centrale de l’université. Le marchand de marrons chauds est sorti de sa cabane pour se mettre au soleil. Là-haut, le panache de fumée s’évade vers les nuages. Personne ne semble se soucier d’une éventuelle nuisance de ce site de traitement des déchets.
Les émanations de dioxyde de carbone sont pratiquement nulles. L’artiste y a veillé pour être en cohérence avec ses engagements.

Si le bâtiment décline le répertoire d’Hundertwasser – architecte, il attire beaucoup moins de touristes que l’îlot du 3e arrondissement et c’est bien dommage. Hundertwasser a eu toutes les audaces pour que ces volumes, tristes et laids sur lesquels s’abîmait le regard, rehaussent le paysage urbain d’une manière spectaculaire. Un palais pour les déchets, une belle leçon d’alchimiste pour une mise en application du « manifeste de la Sainte-Merde ».

L’église œcuménique

« Lorsqu’un seul homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Mais si beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une nouvelle réalité. »
F. Hundertwasser

En Styrie, Hundertwasser a également été appelé au chevet de quelques espaces en quête d’un nouveau regard. Certes le département de cancérologie de l’hôpital universitaire de Graz relooké par l’artiste ne se visite pas mais à quelques kilomètres de la ville, en pleine campagne, Bärnbach, petit village très tranquille a fait de sa modeste église catholique Sainte-Barbara, un lieu inspiré.

Se rendre à Bärnbach peut se révéler périlleux pour peu qu’on ne regarde pas où l’on met les pieds. Le pauvre homme qui nous avait gentiment renseigné sur le quai de la gare de Graz en a fait les frais. Lorsqu’il est descendu de la micheline à Flochbach, il a trébuché sur les rails et s’est retrouvé en vrac à mes pieds, la tête en sang. Le chef de gare s’est chargé du blessé tandis que nous allions prendre le car pour Barnbäch. Deux personnes sont montées avec nous puis sont descendus quelques arrêts plus loin et nous sommes restées seules dans l’autobus. Nous ayant déposé, il a poursuivi sa route sans passager à travers les verdoyantes vallées.

L’église se dresse à la sortie du village, le clocher est couronné d’un bulbe d’or et les murs s’ornent de symboles bibliques. Impossible de s’y tromper c’est bien le style d’Hundertwasser. Le baptême d’un enfant, nous ouvre les portes du lieu qui restent closes en dehors des cérémonies religieuses. L’intérieur a conservé une grande sobriété à l’exception du maître autel qui est surmonté d’une auréole d’argent. Le génie de l’artiste est d’avoir semé autour de ce sanctuaire, des portiques à la manière des tori des temples shintoïstes sur lesquels s’inscrivent les symboles des grandes religions du monde dans une vision planétaire de la spiritualité.
Morne matinée, nous étions les uniques visiteuses et nous avions même l’impression d’être arrivées dans un village déserté. Le bar d’en face était fermé. A l’intérieur, des jeunes attablés devant des bières célébraient un événement mais nous avons eu du mal à comprendre lequel. Intrigués par notre présence, ils nous ont ouvert les portes pour nous offrir une boisson chaude et n’en ont pas cru leurs oreilles lorsque nous avons satisfait leur curiosité en leur expliquant que nous étions venus ici pour visiter l’église. Notre réponse leur a semblé une parfaite incongruité. A l’autre bout du village, une manufacture de verre fait le plein de touristes. Ils achètent la verroterie et s’en retournent sans même un regard pour l’église. Ici, les marchands du temple attirent plus que les lieux de culte, fussent-ils exceptionnels.

Novembre 2003

jeudi 13 novembre 2008

Ulysse et les cargomaniaques

« Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage….. »

Catherine Domain tient la barre de la librairie Ulysse depuis bientôt quarante ans. Elle flaire le voyageur dès qu’il franchit la porte de sa boutique. A son allure, à la petite lueur qui brille dans ses yeux, à sa façon de regarder autour de lui, elle sait le chemin parcouru.

Dans les années 70, plutôt que de nous rendre au restau U, nous allions rêver le midi dans le local étroit qui venait d’ouvrir sur l’île saint Louis. Là s’entassaient les récits, guides et autres documents de voyage dans lesquels nous puisions nos itinéraires futurs. L’Inde et l’Afghanistan étaient les destinations « tendance » du moment. Une librairie de voyage, c’était pour nous le bout du monde. Puis les années ont passé. La librairie s’est à peine agrandie en se déplaçant de quelques dizaines de mètres. Les rêveurs ont suivi.

Catherine a depuis fondé le cargo club. Tous les premiers mercredis de chaque mois à l’exception du mois de janvier, à partir de 18 heures 30, les « cargo-maniaques » férus de voyages au long cours se réunissent pour discuter de leurs projets, pour prendre conseils ou entendre le récit d’un passager revenu des mers lointaines. On y apporte son apéro, quelques friandises à grignoter et la magie des rencontres fait le reste. Le 4 octobre 1995, Jean.Louis. Bilweis, exposait des aquarelles qu’il avait réalisées sur le « Birgit Jurgens ». Un périple qui partait de Hambourg pour le conduire en mer d’Irlande. Il en ramenait des illustrations de la vie à bord, des portraits de marins et des paysages de mer, un exercice difficile dont il s’était brillamment sorti. Catherine avait installé les tableaux sur des filets de pêche. Présente, toujours accueillante et chaleureuse, un petit mot pour chacun, un sourire pour les autres. Les habitués s’apostrophent. L’étroitesse d’un lieu n’a jamais empêché quiconque de s’évader par-delà l’horizon. Nous voilà embarqués pendant quelques heures pour des périples sans fin. L’équipe de Thalassa filme quelques scènes. L’alcool aidant, les timides prennent de l’assurance, les voix s’affirment, les langues se délient.

Colette et Paulette ne sont jamais montées sur un cargo mais conservent un souvenir magnifié d’une remontée des canaux du midi en péniche. La haute mer pourrait bien être leur prochaine destination. Nicolas aimerait bien partir mais il n’a pas le temps et son voyage il le fait tous les mois à la librairie Ulysse. Michèle, médecin, la soixantaine bon chic bon genre, revient d’un tour de Méditerranée sur un cargo de la Polish Ocean Lines, un circuit similaire à celui que je vais entreprendre. J’y retrouverai le même équipage qui se souviendra d’elle comme d’une femme tranquille. Et ce petit monsieur tout rond, qui sent bon le savon, rayonnant d’un bonheur simple, des étoiles plein les yeux. Lui aussi a parcouru la Méditerranée. Il répond naturellement à toutes mes questions et saupoudre son propos de quelques recommandations :
« Penser aux quarts de nuits, le moment des confidences »
« Apportez beaucoup de livres, le temps est une denrée abondante à bord des cargos »
« Ne vous chargez pas, il y a lessive et machine à laver »
Trois jeunes filles l’interrogent sur la vie à bord, l’une d’elles a un projet artistique et voudrait savoir si elle pourra tendre ses toiles sur le pont.
« Avec le vent ce ne sera pas commode mais les marins se feront un plaisir de vous aider à fixer la toile sur le pont »
Et puis, il y a Chouca qui, vient d’apprendre qu’ elle abrite un cancer de la vésicule, inopérable. Pas question de se laisser faire comme ça. Un voyage en cargo relève du défi pour la vie. Allez plus vite que la maladie pour lui faire un pied de nez. La rage d’un espoir fou qui s’alimente aux feux d’une détresse en forme de sanglots dans la voix.
Jean-Marie promène sa silhouette distinguée au milieu du groupe, quinze ans, capitaine au long cours et quinze ans, capitaine du port de Marseille. A la retraite, il écrit, voyage et vient de terminer une psychanalyse qui a duré vingt ans. Toute une vie ! C’est dans le loft d’un hôtel qu’il occupe à deux pas de la librairie que les naufragés de la soirée viendront s’échouer.

Hugo Verlomme signe son guide des voyages en cargo, dans un coin, Michka, sa compagne, petite, discrète se tient un peu à l’écart. Ils appartiennent au monde de la mer, définitivement. C’est en voilier que je les ai connus et je me souviens non sans une pointe de nostalgie, de la recette de pain en cocotte minute mise au point par ses soins, expérimentée pendant une traversée de l’Atlantique. Du voilier au cargo, nos chemins se croisent à nouveau, la mer pour lieu commun.

Il s’est mis à pleuvoir, un peu, quelques gouttes sans conséquences qui n’insistent pas. Mon embarquement a lieu dans 19 jours à Hambourg. A la librairie Ulysse, chargée d’aventures, je suis déjà partie. J’y reviendrai. J’y ferai une escale afin de poursuivre le voyage. Juste pour la compagnie des « rêveurs de navire ».

Octobre 1995

jeudi 6 novembre 2008

Petit tour au commissariat de quartier

Le commissariat se trouvait au rez-de-chaussée d’un immeuble en brique au fond d’une cour arborée placée sous le regard acéré d’un Lénine fraichement repeint. Il nous avait fallu patienter sur un banc, attendant l’ouverture des bureaux. 16 heures, indiquait la pancarte sur la porte. Le commissariat s’avérait être un « point de maintien de l’ordre public ». Un ordre avec lequel il ne fallait pas trop prendre de liberté ou alors intelligemment ou alors en payant. L’œil de Moscou était moins regardant qu’auparavant mais il restait vigilant. Poutine venait de prendre place sur le trône du pays. Les grosses cylindrées, japonaises, américaines, européennes, garées le long du trottoir, remplaçaient les Jigouli qui n'avaient plus vraiment la cote. La Russie subissait une mue radicale.

Le commissaire était chargé de gérer les plaintes et de suivre les affaires du quartier. L’éclairage blafard de néons souffreteux donnait au local un air sinistre qu’illustraient un mobilier gris et des cloisons en contreplaqué marron. Dans le couloir qui distribuait trois bureaux, s’affichait sur des vignettes, la flamboyante histoire de la police, soulignant ses hauts faits, images d’Epinal qui valaient le coup d’œil. Le drapeau, faucille et marteau sur fond rouge, rappelait la solennité et le sérieux du lieu, et comme dans tous les espaces marqués par la masculinité, quelques pin up bien roulées égayaient les armoires métalliques tristes à pleurer. Devant le panneau d’interdiction de fumer, un fonctionnaire allumait une cigarette derrière l’autre et l’ordre public n’avait qu’à bien se tenir.

L’affaire qui nous conduisait là, relevait parfaitement de ses fonctions. Le propriétaire de l’amie qui me recevait à Moscou était venu faire un esclandre, ce n’était pas la première fois et comme toujours en Russie, l’affaire avait pris des allures de tragédie grecque. La scène s’était déroulée un samedi. Kostia G qui venait récupérer son loyer, avait d’emblée entamer les hostilités. Il était question d’étagères déplacées, de réfrigérateur à dégivrer, de juifs qui avaient cassé le canapé et de françaises qui étaient aussi problématiques que les russes. Konstantin était un petit homme insipide, portant des vêtements usés jusqu’à la corde et une veste étriquée. Ses cheveux gris partaient dans tous les sens comme s’ils avaient voulu s’enfuir du crane sur lequel ils étaient plantés. Konstantin s’agitait beaucoup, sautillait un peu, gesticulait abondamment, passait d’une pièce à l’autre rapidement, je l’aurai bien pris en photo si je n’avais pas craint de faire monter la tension d’un cran. Je ne parle ni ne comprend le russe, j’assistais à la scène en spectatrice intriguée. Tout ce qui se disait était traduit par Laure, la locataire du lieu qui à cette occasion me donnait à croire qu’elle maîtrisait parfaitement la langue ce qu’elle démentait formellement.

Laure, était venue à Moscou passer une année sabbatique. Elle avait trouvé cet appartement à deux pas de la station de métro Bieloruskaïa par l’intermédiaire d’une agence immobilière. Konstantin G, le propriétaire lui avait paru d’emblée un peu étrange sans qu’elle puisse déterminer si cette impression était valide ou si elle résultait d’une erreur d’interprétation provoquée par la différence culturelle. Cet ancien électricien âgé de 55 ans, divorcé, vivait seul. Il recevait une pension d’Etat de 250 francs chaque mois et louait son appartement 350 dollars. Lui, s’en allait vivre en périphérie de la ville dans un petit logement qu’il payait 110 dollars. La différence lui permettait de subvenir à ses besoins. Tout aurait été parfait pour les deux parties s’il n’avait pas été légèrement dérangé, enclin à soupçonner ses locataires des pires vilénies comme d’être juifs, de ne pas croire en Dieu, de fumer, de ne pas s’occuper de ses fleurs, de déplacer ses livres… Il pouvait téléphoner tous les soirs pour prendre des nouvelles des fleurs.

La scène dura un temps certain, Kostia voulait que nous quittions l’appartement sur le champ mais se calma un peu lorsque Laure lui réclama l’argent de la caution. Enfin, il finit par quitter les lieux laissant l’argent du loyer et un sac de vieilles nippes. Laure souhaitait porter l’affaire au commissariat afin de laisser une trace de l’incident au cas où l’irascible propriétaire deviendrait menaçant et surtout violent. C’était la seconde fois qu’elle se rendait dans ce commissariat. Elle avait été conviée à s’y présenter, quelques semaines auparavant, pour répondre aux questions du commissaire qui menait une enquête suite à une plainte posée par Kostia contre ses précédents locataires qu’il accusait d’avoir tout cassé. Konstantin G. était déjà connu des fonctionnaires de l’ordre public pour son côté un peu détraqué, excessif et un tantinet paranoïaque. Le commissaire, Alexandre K, était bel homme, il écouta avec un intérêt poli le récit que lui fit Laure, lui conseilla une nouvelle fois de déménager et lui indiqua le numéro du commissariat central ouvert 24 heures sur 24 qui, assurait-il, pourrait intervenir très vite si nécessaire.

Je me laissais porter par la musicalité de la langue d’où s’échappait parfois un mot qui résonnait familièrement à mon oreille, et mon imagination au fil des sonorités construisait une histoire parallèle sans aucun rapport avec la réalité, largement inspiré des romans d’espionnage de John Le Carré. La police russe portait une telle charge historique que je me suis étonnée et je dirai même que j’étais un peu déçue de ce qu’aucun commis de l’Etat n’ait même demandé à vérifier mes papiers. Nous sommes ressorties. Il faisait beau. A la terrasse d’un petit café, quelques consommateurs buvaient tranquillement leur bière. Moscou affectait un air serein, quasi estival. Et, même Lénine semblait afficher un petit sourire en coin.

juin 2000

mardi 28 octobre 2008

la mer est ronde

« Amateur, cela veut dire "qui aime", et c'est bien de cela qu'il s'agit. J'aime la mer et j'aime être en mer. J'aime partir, larguer l'amarre et passer les feux ; j'aime naviguer, voir le vent tourner, la brise adonner, le ciel changer, la mer se former et se déformer ; j'aime le bouillon chaud dans le thermos au pied du barreur et l'étoile qu'on prend un temps pour cap, la nuit, entre hauban et galhauban ; j'aime quitter une côte de vue et, après un jour, huit jours, un mois, en voir apparaître une autre, qu'on attendait.
J'aime arriver, entrer, mouiller, et quand tout est en place, fixé, tourné, amarré, ferlé, rabanté, être à terre. Je suis un amateur. »

Jean François Deniau était un homme passionné qui ne connaissait pas la demi-mesure. Il a fait de sa vie un roman d’aventure, tour à tour, journaliste, écrivain, voyageur, diplomate, ministre, académicien, un destin hors du commun. Il aimait l’action avant tout. La mer était son royaume, il s’y sentait à l’aise, il s’y retrouvait. En 1995, il réalisera même une traversée de l'Atlantique en solitaire, après un triple pontage coronarien.

« La mer est ronde » est le récit d’expériences et d’aventures marines regroupés autour de cinq thèmes : partir, naviguer, escales, naviguer encore, le cercle « la grande secrète ». Il décline avec un humour décapant et un art consommé du récit, tout ce que la mer lui offre de joies et de désagréments, d’illusions, de découragement. Il raconte les longues heures de quart, la nuit, les étoiles. Il va au-delà de l’anecdotique pour creuser l’émotion, cerner une réalité plus floue sans jamais rien vouloir prouver à personne.

« En un mot, ce livre est inutile. Il raconte seulement l’expérience (ou les expériences) de quelqu’un qui a du plaisir à la voile et en mer et qui l’a écrit pour ajouter à son plaisir celui si possible de la partager »

Effectivement, il partage cette dévorante passion qui le saisit dès l’enfance. A dix ans, il calfatait la vieille coque du bateau d’un cousin, un grand oncle par alliance qui avait fini sa carrière comme capitaine de vaisseau racontait comment il avait vu sur une corvette à voile dans les mers de Chine, le grand serpent de mer. A quinze ans, il embarque sur une bisquine pendant les vacances. Sa destinée maritime est lancée et sans être exclusive, elle occupera une place importante tout au long de sa vie.

« Contrairement à ce que certains croient, la poésie n’est pas une sorte de rêverie vague et indéterminée. La poésie c’est sextant, télémètre, sonde et compas en main, par des signes symboliques recomposer un monde aussi réel que la roche et le phare, que la grève et le cap. C’est du travail d’ingénieur de première classe. »

« Nous qui aimons souvent partir et aussi souvent arriver. Nous qui trouvons 360° d’horizon marin sous le ciel le plus riche paysage du monde tour à tour hostile et bienveillant, connu et imprévisible, radieux de la paix des temples grecs et déchirés en un enfer dément, passant par toutes les couleurs du prisme et de l’âme et qui, comme une âme respire. »

Un livre en forme d’avertissement aussi, sans fioriture et sans complaisance, la mer n’est pas tendre, elle se mérite, s’apprend, se comprend, se fait désirer et parfois se refuse mais à qui sait en respecter les règles en toute modestie et en accepter les contraintes, elle offre des émotions inoubliables et grandioses.

A lire, relire et rêver

La mer est ronde, récits, Le Seuil, 1975 ; Gallimard, 1981, nouv. éd. 1996 ; Folio, 1992. Prix de la Mer.

mardi 14 octobre 2008

Les agréables conséquences du geste de VGE

En 1974, la Grèce se débarrassait du joug des colonels, la dictature faisait place à la démocratie. Constantin Caramanlis, en exil à Paris, fut rappelé à Athènes et nommé Premier ministre le 24 juillet 1974. Valéry Giscard d’Estaing, alors occupant de l’Elysée prêta personnellement un hélicoptère à Constantin Caramanlis pour débarquer dans la capitale grecque. Ce geste que la presse avait largement commenté tant en France qu’en Grèce nous a valu, cet été-là, un séjour idyllique dans la péninsule hellénique.

Sac au dos et chaussures de marche, nous étions sur le bord de la route, pouce levé, attendant qu’un véhicule veuille bien nous prendre à son bord ce qui ne tardait jamais longtemps. Chaque fois que nous étions embarqués, après les présentations d’usage, nous avions droit à l’inévitable question « d’où êtes vous ? ». Notre réponse « Gallia » nous valait inévitablement l’exclamation enthousiaste « Caramenlis et Giscard d’Estaing » sur un ton qui aurait pu laisser penser que Valéry et Constantin avaient convolé en juste noce. Tous nos chauffeurs réagissaient comme si nous avions été personnellement responsables du geste du président français. A partir de là, ils étaient tous prêts à se mettre en quatre pour satisfaire, dans la mesure de leurs moyens, nos moindres désirs et surtout nous remercier de l’attitude généreuse que la France avait eu à l’égard de la Grèce. Nous devenions leurs amis rien qu’au vu de notre nationalité.

Nous avons dû partager des petits déjeuners gastronomiques, dans des villages montagneux de l’Epire, nous gaver de pâtisseries à Ioannina, boire des litres de café grec sur tout le trajet, avaler des verres d’Ouzo à n’en plus finir accompagnés de salades grecques au cours de soirées mémorables qui voyaient la barrière des langues s’effondrer au fur et à mesure que le temps passait, être convié à un mariage dans une île des Sporades et danser avec les mariés, nous faire servir une somptueuse moussaka en plein midi dans un village où nous étions complètement égarés, déguster des tiropitas en guise de goûter, des poissons grillés au cœur de la nuit enfin, personne ne nous laissait repartir avant de nous avoir chargé de pastèques juteuses et de grappes de raisins dodues.
Cette année-là, notre voyage se limitait au nord de la Grèce. Débarqués à Igouménitsa, petit port en face de Corfou nous avions rejoint Ioannina pour remonter vers Kastoria. Non loin de l’Albanie, cette petite ville située sur les rives du magnifique lac du même nom est réputée pour sa spécialité : la fourrure mais aussi pour ses églises byzantines. Nous sommes entrés dans la capitale de l’Epire sur un chargement de pastèques, tentant de nous faire une place aussi confortable que possible au milieu des cucurbitacées. La route en très mauvais état n’autorisait pas la moindre once d’un quelconque bien être. La pastèque, qu'on se le dise, n'est pas un matelas mais un fruit. Nous sommes descendus du véhicule à bon port mais en piteux état.

La cause de notre présence dans cette partie de la péninsule fort peu prisée par les touristes ce qui n’était pas pour nous déplaire, se trouvait à Paris. Nous avions sympathisé avec Yannos, l’un de nos voisins de nationalité grecque. Yannos avait quitté son pays depuis près de trente ans. Il vivotait d’une retraite très modeste dans un studio qui donnait dans la cour de l’immeuble où nous habitions près du parc Montsouris. Il entretenait des liens affectueux avec Odette, la concierge qui avait à peu près le même age que lui et qui occupait la loge juste en face de chez lui. Ils étaient un peu comme les piliers de ce lieu, lui donnant sa cohérence et assurant le lien entre les habitants du côté rue et ceux du côté cour. La Grèce, Yannos nous en parlait à chaque fois que nous passions chez lui, c’est à dire plusieurs fois par semaine. Il aurait tant voulu retourner dans son pays. Sa famille, des fourreurs, était implantée à Kastoria. Et puis, la guerre et tout a basculé. Alors quand nous lui avons dit que nous retournions là-bas pour quelques semaines, il a voulu que nous passions voir si par hasard, son frère ou peut-être même un cousin, un neveu, enfin quelqu’un, puisse encore lui faire signe après toutes ses années. Munis d’une adresse approximative qu’il nous avait confiée, nous avons cherché, interrogé, insisté à l’excès. Personne n’a pu ou su nous donner le moindre indice nous permettant de découvrir un parent de Yannos. Sa famille semblait avoir été effacée de la mémoire de la ville. Nous étions triste pour notre voisin à qui nous aurions souhaité apporter au minimum, le vague espoir de retisser un lien avec sa ville natale à travers un contact familial. J’ai pris quelques photos pour lui montrer sa rue. Au bord du lac dont il nous avait tant décrit la beauté et qui valait bien tous les compliments que nous en avions entendus, nous avons croisé quelques pêcheurs méditant savamment devant leur ligne. Puis nous sommes repartis.
Le voyage s’est poursuivi par Trikala, Larissa et Volos toujours sur le mode euphorique et conviviale que l’effet « Giscard » avait largement contribué à démultiplier avec pour deuxième objectif de ce voyage, une petite île des Sporades, Alonissos, où nous étions attendus par une famille de pêcheurs et quelques amis grecs, vagabonds célestes rencontrés à Rotterdam.
Juillet 1974


dimanche 21 septembre 2008

El Morro,village aux cent visages

Carupano, nous offrait une porte d’entrée au Venezuela. Nous retrouvions la mer Caraïbe après une semaine de navigation plutôt calme en Atlantique. Les vents et les courants nous avaient gentiment poussés depuis Paramaribo et le soleil nous suivait comme notre ombre. Nous étions heureux d’être arrivés à bon port et nous tentions de déchiffrer le paysage que nous offrait ce mouillage. Des bateaux de pêche désertés, un voilier silencieux, la silhouette d’une petite ville tranquille dont les bâtiments ne s’élevaient pas très haut et quelques personnes qui animaient ce tableau bien paisible. L’après midi touchait à sa fin.

Nuage, se dandinait sur son ancre. Nous attendions patiemment la visite des autorités portuaires qui nous délivreraient le droit d’entrer officiellement sur le territoire, d’aller en ville nous dégourdir les jambes, de nous poser à une terrasse de café pour y savourer le temps qui passe devant une cerveza. Seule Kou’men, jouait l’indifférente. Elle avait entrepris un nettoyage minutieux de son pelage qui s’adaptait de mieux en mieux au climat après avoir laissé au fil des flots une grande partie de la fourrure fournie acquise au Cap Horn qui l’avait alors protégée du froid mais l’avait faite grandement transpirer lors de la remontée vers les tropiques et l’équateur.

Aucun képi ne montrait le bout de sa visière à croire que les fonctionnaires vénézuéliens avaient déjà fini leur journée de labeur. Nous avons regardé le soleil qui se couchait si rapidement sous ces latitudes. Pas de moustique importun et la promesse d’une nuit de sommeil complète, une soirée idyllique.

Le lendemain matin, à peine les autorités repartis, à nous la ville. Le marché tenait ses promesses de produits frais, colorés et odorants. La carte des jus de fruits frais d’un bar croisé sur notre route offrait un choix étendue. C’est là que je testais le mélange carotte-orange, une révélation. Carupano, n’offrait pas d’attrait particulier mais parcourir la ville n’était pas sans intérêt : une ambiance aisée sans plus, apaisée en plus.

Le jour d’après, nous quittions le port de Carupano pour mettre le cap sur El Morro. A flanc de montagnes, ce petit village de pêcheurs voyait le ciel parcouru en tous sens d’oiseaux marins. Les oiseaux dont les pêcheurs suivaient le vol pour ramener le poisson. Pélicans, frégates, mouettes leur indiquaient les lieux de pêche. D’un geste ample, ils lançaient l’épervier qui retombait en s’ouvrant élégamment sur la mer emprisonnant leurs proies luisantes et frétillantes qu’ils ramenaient à bord. Ce rituel se reproduisait jusqu’à ce que le soleil frôle l’horizon. Les pêcheurs rentraient alors et il y en avait toujours un pour déposer à bord de Nuage quelques unes de ses prises.
Les pélicans étaient légion, beaucoup se laissaient dériver autour du bateau. En vol lorsqu’il repérait des poissons, il plongeait en tournoyant, bec en avant, disparaissait dans l’eau un instant avant d’en ressortir la poche du bec gonflée de laquelle sortaient une ou plusieurs queux de poissons. Nous pouvions les observer à loisir, ils n’étaient pas farouches.

El morro, situé sur un promontoire rocheux relié par un isthme de terre, s’étirait le long de quelques rues jonchées de tas d’ordures qui côtoyaient, comme pour les narguer, de belles américaines, l’essence ne coûtaient que 18 centimes le litre. Nous comptions encore en francs. Le cinéma changeait de programme tous les soirs, deux bolos, la place, la salle la moins chère du pays. Plus loin, le bistrot était uniquement occupé par de vigoureuses femmes qui n’avaient pas l’air de s’en laisser compter. Au milieu de la rue, un cochon peu avenant et de taille respectable nous faisait face. Peu coutumier des humeurs de l’animal, nous avons préféré rebrousser chemin. Garçons et filles, en uniforme, sortaient au même moment de l’école semant un joyeux désordre sur leur passage. Sur la plage, certains enfants se baignaient au milieu des détritus. A quelques pas, sur le sable, le cadavre d’un porc éventré faisait le régal des urubus qui se disputaient allégrement les meilleurs morceaux. L’oiseau n’est pas très élégant et comme tout charognard, il n’attire pas la sympathie mais il prend son rôle de nettoyeur très au sérieux.
Dans l’épicerie régnait un désordre tel, qu’une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits. L’homme qui la gérait, était un poète et un inventeur. Visage rieur et regard malicieux, la tête pleine d’engins tarabiscotés, il avait déjà réalisé un hélicoptère en boites de conserve vides. L’engin s’était élevé de plusieurs mètres avant de choir abruptement. Au moment où nous le rencontrions, il travaillait au projet d’une embarcation dont j’ai eu le plus grand mal à comprendre le principe. Il apprenait le français et sa curiosité semblait insatiable. Il voulait tout savoir de la France, du bateau, des voyages et déjà la nuit envahissait les rues. La pénombre avait fait sortir les rats qui se baladaient tranquillement sur les étagères de la boutique pour s’y ravitailler. Le propriétaire ne s’en souciait guère, il avait bien d’autres chats à fouetter.

C’est en ce lieu improbable que nous avons fait la connaissance de Pierre et Florence, installés à la pointe du Venezuela, en face de Trinidad. Ils semblaient avoir découvert là, le paradis terrestre, de Charly et Josette portant Brutus, un chiot de quelques jours dans ses bras, qui avaient entrepris d’élever quelques animaux bravant l’hostilité des autochtones et les tracasseries de l’administration et de Véronique et Loïc qui voulaient se lancer dans la pêche et se trouvaient confrontés à des fonctionnaires zélés, voire tatillons. Tant de français en un lieu si minuscule relevaient de l’invraisemblable.

Nous avons bu une bière puis deux puis trois et terminé la soirée à bord pour échanger nos destins jusqu’au milieu de la nuit. Le lendemain, le car nous a conduites à Carupano pour un tour au marché. Au retour, le chauffeur s’est détourné de son chemin pour me conduire à la poste. Je n’avais fait que lui demander quel était l’arrêt le plus proche du bâtiment. Il arrêta le bus et tenu même à m’accompagner au guichet. Je n’en demandais pas tant, j’étais même un peu gênée par tant d'attention. Le bus occupait toute la chaussée et les voitures qui le suivaient ont dû patienter. A quoi tiennent les embouteillages parfois ! A bord, personne ne s’est offusquée de cette modification de parcours, l’ambiance était bon enfant, rires aux éclats et discussions serrées.

Le dernier soir au village nous a réuni chez notre épicier préféré, nous nous sommes assis sur le trottoir pour siroter un jus de corossol. Un pêcheur a entrepris de me donner une leçon d’histoire. Il y était question de Christophe Colomb, de Simon Bolivar, du général Sucre. De ce dernier, il avait en tête qu’il avait mis fin à la guerre d’indépendance et il disait « el general Antonio Jose de Sucre es el mas grande general del mundo » il avait un peu bu et répétait la leçon encore et encore en se rapprochant un peu plus de moi à chaque fois. A la fin, il a même utilisé les mains pour que ses propos me rentrent mieux dans la tête. J’ai dû prendre congé de ce professeur zélé avec une grande diplomatie pour ne pas le froisser. Au comptoir, un type ivre souffrant d’un strabisme accentué, poussait des hurlements et nous interpellait successivement Anne et moi en nous appelant « mi amor » mais comme il louchait, nous ne savions jamais à laquelle de nous deux il s’adressait.

Nous avons fini par rentrer après avoir fait nos adieux à la ronde. Juan, l’épicier nous avait offert son plus beau sourire et des jus de corossol. Le lendemain nous appareillions encore tout ébaubis par tant de rencontres insolites dans un si petit village.
Octobre 1979

jeudi 21 août 2008

Chez monsieur Freud

Cher inconscient,

« Combien prodigieux sont ces êtres, capables de vous interpréter même l'inexplicable, sachant lire ce qui ne fut jamais écrit; leur esprit souverain découvre des liens au milieu du chaos; jusque dans les ténèbres de l'éternelle nuit ils trouvent des chemins. »
Hugo von Hofmannsthal - « La Mort et le Fou »

Il semble que le temps n’ait pas de prise sur ce quartier qui respire une tranquillité bourgeoise. Rien ne distingue l’immeuble du 19 Berggasse des bâtiments alentours. Sur les murs du hall, une affiche annonce une série de manifestations musicales et littéraires intitulée « Eros Musik ». Pas un bruit ne filtre des appartements. Une femme ouvre la porte du domicile où vécut Freud entre 1891 et son départ en exil, le 3 juin 1938, elle encaisse le droit d’entrée et vous laisse à vous-même.

Qu’est-ce que je venais chercher en visitant cet espace ? Assouvir une curiosité, baigner un moment dans l’atmosphère de l’endroit, humaniser le génie de l’inconscient. Dans l’entrée, la canne, le chapeau et la trousse de médecin ont acquis le statut de pièces de musée. La salle d’attente a retrouvé le mobilier d’origine et dans la bibliothèque quelques livres ayant appartenu à Freud ont repris place sur les étagères.

Bien sur, ce lieu de vie est devenu musée et, dans le célèbre cabinet, il faut se forcer un peu pour imaginer une séance. Mais l’ensemble même figé transpire encore la mémoire de l’inventeur de cette nouvelle science à travers certains détails palpables : un flacon, une gourde, une lettre…

Dans les cadres, des photos, portraits de Freud et portraits de groupe des fondateurs de la psychanalyse. Il en est une qui montre le médecin viennois penché vers son chien pour le caresser. Il y a quelque chose de fragile et d’émouvant dans cette attitude. Le cliché a été pris peu de temps avant que Freud et sa famille puissent partir en exil. Il aura fallu la mobilisation de Marie Bonaparte et d’Ernest Jones, du Président Roosevelt et même de Mussolini pour obtenir des nazis son autorisation de sortie du territoire autrichien.

Ironie du sort, l’homme qui délivrait les tourments de l’âme par la parole est mort à Londres, d’une tumeur de la mâchoire. Incinéré, ses cendres furent déposées dans une amphore antique datant du IVe siècle avant notre ère que lui avait offerte Marie Bonaparte. Freud aurait dit en recevant ce précieux présent « Quel dommage qu’on ne puisse l’emporter dans sa tombe… ». L’urne funéraire a été volée et personne n’a jamais su ce qu’il est advenu des cendres du grand Sigmund.
Novembre 2003

mardi 15 juillet 2008

R : rivages


« Les rivages écrivent les voyages et descendent à la plage ramasser des coquillages. Ils égrènent les villages pour de joyeux cabotages ou de lointains amarrages. Ce paysage côtoie les nuages et, parfois les orages y forment des mirages, célestes messages ou précieux présages. Equipages accoudés au bastingage, prends garde aux rivages dont les parages évoquent de sanglants abordages, de tempétueux naufrages et de sournois piratages. »

Le flux et le reflux sculptent à chaque instant la géographie du rivage. Dans cet espace mouvant et flou qui hésite sans cesse entre terre et mer, naissent les rêves de voyage les plus fous. Combien d’éphémères navigateurs ont dessiné la carte imaginaire de leur outremer sur la grève avant que le flot engloutissant leurs songes ne les ramènent à de plus discrets périples.

Les rivages recueillent le secret des fonds marins que les vagues déposent sur les plages en minuscules éclats. Le promeneur expérimenté peut déchiffrer les fabuleux récits de modestes aventures dans ces débris éparpillés. Les enfants ravis par cette chasse aux trésors s’inventent d’audacieux pirates et de courageux capitaines qui peuplent leurs rêveries de combats acharnés pleins de fougue et de bravoure.

Les poètes aiment à suivre la ligne mouvante des rivages pour y cueillir quelques bouquets d’images, dans le scintillement des vagues, le dessin d’une algue, le cri d’une mouette, la marche alambiquée d’un crabe, la danse d’un nuage qui se glisseront ensuite, silencieusement, dans les stances d’une ballade. Et les vagabonds, les pieds dans le sable, cueillent les étoiles que les nuits de pleine lune font étinceler dans l’écharpe ondoyante de la voie lactée.

Au loin, les marins apercevant le rivage se prennent à songer à la douceur du foyer, aux promesses de la nuit, aux rires des enfants et les mains s’activent plus fébrilement autour des filets et des nasses.

Cette terre marginale, fluctuant au rythme des marées, convoque les mirages et les pêcheurs de rêves détectent savamment les indices célestes qui annoncent les plus beaux. Les conformistes choisissent l’heure du coucher de soleil tandis que d’autres, en véritables experts, patientent jusqu’à l’instant solaire privilégié, lorsque les camaïeux de gris ou de bleus dévoilent toute la richesse de leur palette à l’univers océan.

mercredi 9 juillet 2008

"Le Voyage" Sergio Pitol

Sergio Pitol, considéré comme l’un des plus grands écrivains mexicains, est né à Puebla, au Mexique, en 1933. Pendant de nombreuses années sa fonction de conseiller culturel dans les ambassades mexicaines l’a conduite à vivre à Paris, Varsovie, Budapest, Prague, Moscou. « Le voyage » est un récit autobiographique que l’auteur rédige au cours d’un voyage qui part de Prague où il est en poste pour aboutir en Géorgie où il est invité par l’union des écrivains du pays.

« Au début de 1986, quatre ans après mon arrivée à Prague, j’eus la surprise de recevoir de l’Union des écrivains de Géorgie une invitation à visiter cette république au mois de mai. La Géorgie venait de gagner tout à coup une certaine célébrité à cause du ton subversif de son cinéma, et on l’a considéré comme l’une des places fortes de la perestroïka, terme qui désignait la transformation lancée par Mikhaïl Gorbatchev en URSS. »

Prague – Tbilissi, pas si simple à l’heure de la glasnost, l’auteur va devoir se rendre à Moscou avant d’être conduit à Leningrad et désespérer de pouvoir parvenir en Géorgie.

« Quelques jours plus tard, le secrétariat aux affaires étrangères m’informait que le ministère de la Culture de l’URSS me transmettait une invitation à me rendre à Moscou du 20 au 30 mai de cette année. (…) Je compris tout de suite que c’était une parade à la lettre de Géorgie, pour que tout le monde sût que c’était toujours la métropole qui décidait de l’envoi des invitations, et que le reste n’était toujours qu’une vaste périphérie incertaine. »

Sergio Pitol excelle a décrire les changements de la Perestroïka à travers ses mésaventures avec l’administration soviétique et les divers détournements sous des prétextes culturels qui l’empêchent de se rendre à Tbilissi. Il mêle ses rêves, ses petits ennuis, ses observations, à des commentaires éclairés sur la littérature, la peinture, l’architecture.

"A Moscou, près du centre. La ville m'impose ses conception urbanistique, son aspect spectaculaire et sa puissance. «Moscou est la troisième Rome et il n'y en aura pas une quatrième», dit un slogan slavophile du XVIème siècle, qui depuis gouverne l'inconscient russe. Quelle merveille que parcourir la rue Gorki en voiture ! À peine arrivé, on sent déjà le changement. On discute du nouveau moment politique, des nouvelles pièces de théâtre, du nouveau cinéma et des nouveaux problèmes que tout le monde doit affronter : le nouveau, le nouveau, le nouveau contre le vieux semble présider au moment actuel. Un peu avant l'atterrissage, Mme A. m'a exprimé la répulsion que lui causent les changement qui affectent le cinéma soviétique. «L'irresponsabilité peut mener au désastre, dit-elle, et ces gens-là ne sont pas prêts pour des changements de ce genre; il faudra qu'ils se forment d'abord, sinon ils vont provoquer des bouleversements. Les Géorgiens sont les pires, les moins fiables. Ils ont fait un virage à cent quatre-vingts degrés, ce qui revient à tourner le dos à leur riche culture traditionnelle; ils la maudiraient, s'ils pouvaient, il l'effaceraient. Leur critique sociale est trop stridente, ridicule, grossière. Il ne va sortir rien de bon de tout cela, vous verrez.»
Je reçus ces marques d'exaspération avec un bonheur absolu."

En fin lettré, il rend hommage aux auteurs, hommes de théâtre, de cinéma : Pouchkine, Gogol, Meyerhold, Boulgakov, Eisenstein, … la poétesse Marina Tsvetaieva semble le fasciner. Il consacre deux chapitres au destin tragique de cette femme hors norme. Erudit inspiré, il conserve un regard critique et amusé sur l’actualité politique et sociale de la Glasnost.

Les passages « géorgiens » réjouissent par l'appétit de vie et la générosité qui émanent des ambiances, des rencontres, des conversations relatées mais Sergio Pitol n'hésite pas à relever quelques travers et se moque de l’importance que les géorgiens accordent à la pureté de la race.

« Et quand ils se vantaient de la pureté de leur sang, je faisais des éloges démesurés du métissage, je leur rappelais que Pouchkine était un mulâtre… »

La lecture de ce carnet de voyage est passionnant, drôle et savant, il offre une belle chronique de cette période de l’histoire russe. Plus qu’un voyage au sens géographique il s’agit d’une exploration géopolitique passionnante et documentée.

Quatrième de couverture

En mai 1986, en pleine perestroïka, un diplomate mexicain en poste à Prague est invité en Géorgie à titre d'écrivain. Or la glasnost s'embrouille et notre homme est promené à Moscou, à Leningrad; aussi le voyage se transforme-t-il en une galopade folle de scènes grotesques et de calamités joyeuses, pour se terminer à Tbilissi l'irrévérencieuse, ivre de ce printemps politique. Sous la plume d'un merveilleux érudit excentrique et rêveur, ce voyage est aussi une traversée de siècles d'art et de culture, et de toute la forêt sacrée de la littérature russe, de Pouchkine à Gogol à Marina Tsvetaïeva. Sergio Pitol, Prix Juan-Rulfo, vit au Mexique.

Le Voyage
Sergio Pitol
Traduit du mexicain par Marie Flouriot
Les Allusifs

dimanche 29 juin 2008

L’horloge de Maître Janusz

(….)
Le poète
loin de son pays
criblé de nostalgie
se tenait dans la Vieille-Ville
tout seul sur une place.
Sur un mur gothique
l’horloge de Maître Janusz
sonnait midi.
Des dorures sur leurs pèlerines
et le Très-Saint-Pierre à leur tête,
de l’horloge sont sortis,
les douze apôtres harassés,
et avec son escarcelle, Judas,
et la Foi, et le Mal et la Tyrannie.
« Nous sommes venus et nous nous en allons. »
Et un Janissaire de pierre,
là-bas, triste et mélancolique.
Et la Mort, sonnant les cloches,
et tout là-haut a chanté le coq.
Le poète, loin de son pays,
tout criblé de nostalgies,
a regardé, pensif, autour de lui.
Fraîche et délicate une lumière bleue
est descendue ondoyante
sur la place à l’heure de midi.

Nâzim Hikmet
Yesenik, 29 décembre 1956

Le poète est mort depuis longtemps mais il aurait été bien étonné voire effaré de se retrouver, un jour de l’année 2008, n’importe quel jour d’ailleurs, de n’importe quelle saison de cette année-là, sur la place Stare Mesto à l’instant où le squelette brandit sa faux et agite son sablier. Il se serait trouvé au sein d’une foule dense, intense, pressante, au milieu de bras tendus, non en signe de protestation mais juste pour photographier la scène qui se joue et se rejoue au cadran de l’horloge depuis plusieurs siècles en toutes circonstances : le défilé des douze apôtres qu’ouvre Saint-Pierre et que le squelette supervise avec une attention désinvolte.

Aurait-il écrit un poème sur ce théâtre mécanique, le poète, en 2008 ?
Je ne suis pas poète ou alors parfois sans m’en rendre vraiment compte mais tout comme lui, en février 1978, je m’étais trouvée seule à midi sonnant devant l’horloge astronomique de Maître Janusz qui paraît-il n’aurait fait que remanier l’œuvre que Nicolas de Kadau avait réalisé. Les ors solaires s’étaient ternis et les apôtres accomplissaient leur rituel sans conviction rien que pour moi, j’étais pourtant une spectatrice enthousiaste. C’était un autre temps, un autre siècle, il faisait froid, les rues de la vieille ville restaient silencieuses, sombres. Elles retenaient leur souffle pour éviter de se faire remarquer. La place faisait grise mine, les bâtiments dissimulaient leurs attraits sous un voile de poussières occultes. La ville semblait endormie sous le coup de quelques charmes jetés du château par une fée mécontente. Quelques rares silhouettes emmitouflées dans d’épais manteaux, fantômes d’eux-mêmes, pressaient le pas. Jean Hus, longue silhouette, debout sur son socle bien qu’entouré des combattants de Dieu, était morose et s’ennuyait ferme.

Il s’était passé trente ans, le sort avait été conjuré, la ville s’était réveillée, appelée une nouvelle fois à un nouveau destin et la marée humaine qui se dirigeait vers l’hôtel de ville me paraissait irréelle. Entre le souvenir et cette apparente vision, la transition était trop brutale pour être authentique. J’avais beau avoir été prévenue, je restais incapable de raisonner cette contradiction, cette aporie. Je prenais pour un mirage ce que je voyais mais ce n’en était pas un. Je souhaitais me retrouver seule à nouveau sur cette place sans y parvenir même en fermant les yeux. J’étais même prête à pardonner aux apôtres leur manque d’allant. J’avais beau poussé le désir à son extrême, personne ne disparaissait même par enchantement.

L’heure allait sonner. En attendant chacun occupait cet espace temporel en se photographiant mutuellement devant le bâtiment tentant d’englober dans le viseur, le photographié prenant la pose inspirée comme il se doit et l’horloge ce qui, parfois, obligeait le photographe à quelques contorsions pour réussir son cadrage. Sur l’horloge médiévale, Le soleil tournait autour de la terre et cette conception géocentrique de l’univers ne semblait gêner personne. Après tout, les relations entre la terre et le soleil n’étaient pas la préoccupation majeure de l’instant. La foule gonflait de minute en minute, bruyante, agitée, fébrile puis elle se figeait soudain tendue, tournée vers les fenêtres où les apôtres allaient faire leur brève tour de piste. Les photographes étaient aux anges et mitraillaient à tout va.

Puis, comme elle était venue, la foule se dispersait, se disloquait, s’en allait vers d’autres attractions qu’elle prendrait en photos. 58 minutes plus tard, la place serait à nouveau envahie par une autre foule et tout recommencerait. Jan Hus avait retrouvé sa raison d’être. Il contemplait sereinement cette agitation cyclique. Le martyr de la Réforme qui plaçait la bible au-dessus des lois humaines avait fière allure. Il tenait son rôle de symbole de l’identité nationale avec d’autant plus de sérieux qu’il faisait l’objet d’une attention soutenue de la part des hordes qui venaient le contempler. Le prédicateur ne pouvait voir les sgraffites de la maison dite « A la minute » où les scènes mythologiques et bibliques l’auraient réconforté les jours d’ennui, les soirs d’hiver, mais la modernité l’accaparait tant et si bien qu’il lui arrivait même d’oublier les Saintes Ecritures.

Autre temps, autre tempo, sur le plateau de Letna qui borde la Vltava, le gigantesque métronome battait le rythme lancinant d’une époque plus entreprenante. Il semblait sans âme, il faut dire pour sa défense qu’il a remplacé le monument à Staline qui a sinistrement dominé la ville entre 1955 et 1962. 15,5 mètres de haut et 22 mètres de long, l’hommage était à la taille de la crainte que cet homme inspirait. Il s’accrochait si bien le bougre avec les huit hommes qui lui tenaient compagnie, la moitié, représentant le peuple soviétique et les quatre autres, le peuple tchèque qu’il a fallu les dynamiter pour en être débarrassé. Le sculpteur du petit père des peuples, Otokar Svec, se suicida le lendemain de l’inauguration de son œuvre. Il n’est pas si simple de succéder à ce sombre individu et le métronome s’en tirait plutôt bien.

Ici, aucune foule ne prenait le temps de grimper voir l’instrument. Nous étions quatre à observer ses oscillations régulières, nous avions le privilège d’un point de vue qui embrasse la cité vltavine. Le parc de Letna n’attendait personne mais il s’était malgré tout fait une beauté au cas où quelques groupes de joyeux visiteurs seraient venus arpenter ses allées. Seuls les cars délestés de leurs passagers patientaient dans un coin. Un énorme chantier suggérait un parking souterrain mais certains le disaient destiné à accueillir un aquarium. Juste en face des grues, le stade du Sparta dont la renommée footballistique n’était pas assez prestigieuse pour attirer le moindre touriste footeux quoique de temps à autre, un supporter plus motivé que les autres s’aventurait jusqu’à la grille où le vigile l’expédiait aussitôt à la minuscule boutique du fan club. La ville exprimait ici une modernité bruyante par des embouteillages et des travaux,… face besogneuse de la cité qui veut se mettre au diapason d’un temps présent qui n’a pas le temps de flâner. Nous avons bien tenté de n’en faire qu’à notre tête en poursuivant notre chemin tranquillement mais la rue nous repoussait sans cesse par manque de trottoirs, il fallait aussi slalomer entre les voitures pour traverser, le combat était inégal, nous avons rendu les armes. Un tramway bienveillant nous a cueilli à son bord pour nous conduire en des lieux plus hospitaliers.

Ces temporalités signaient une certaine duplicité de Prague qui dévoile sans pudeur, son passé et tente de dissimuler ses projets moins romanesques. A la limite de la schizophrénie dans certains quartiers, la cité conserve malgré tout un charme indéfinissable mêlant les musiques du temps présent et des temps anciens sans trop de fausses notes.
Avril 2008

mercredi 25 juin 2008

Le dentiste de Santa Cruz de Tenerife

Au port de pêche de Santa cruz de tenerife, les voiliers se préparaient à la traversée de l’Atlantique. Il faisait chaud. Le mois d'octobre touchait à sa fin. L’ambiance dans la communauté des vagabonds des mers était débridée, euphorique. Nous parlions espagnol, français, anglais mélangeant allégrement les trois langues, y ajoutant les mains pour mieux nous comprendre. Les préparatifs étaient une affaire sérieuse. Mieux valait ne rien négliger. Un petit tour chez le dentiste pouvait s’avérer utile.

Mes voisins étaient de malicieux suédois, de sympathiques britanniques, de discrets helvètes et, formant de loin le groupe le plus nombreux, de tumultueux français. Notre communauté de navigateurs au long cours, aventuriers du vent et intrépides solitaires de la première mini-transat qui devaient se lancer dans la traversée de l’Atlantique le 12 novembre 1977, comptait également un élégant américain et même un sombre polonais qui s’était installé un peu à l’écart, le long des flancs d’un chalutier russe. La flotte russe que tous, nous soupçonnions d’être constituée de bateaux–espions occupait le quai sud, les navires coréens accostaient au quai nord près des docks. Restait aux pêcheurs locaux la possibilité de décharger leurs prises le long d’une petite portion de quai près d’un vieux rafiot espagnol rouillé qui terminait ses jours en servant d’abri et de ponton aux pécheurs à la ligne qui, le dimanche taquinaient les quelques malheureux poissons égarés dans les eaux portuaires.

La plupart d’entre nous, préparait activement la traversée de l’Atlantique. Les concurrents de la première mini transat, peaufinaient à l’extrême les détails de leur traversée. Sur tous les voiliers qu’ils soient de valeureux coursiers ou d’insouciants nomades, chacun s’affairait aux réglages, réparations, installations et tests de matériel. Les plus grands voiliers étaient à quai, les autres, s’amarraient à leur couple par taille décroissante. L’ambiance était festive tout autant que laborieuse. Il était hors de question de bâcler les préparatifs. La navigation hauturière ne s’improvise pas et la mer ne se laisse jamais apprivoiser. Si le matériel se trouvait au centre de toutes les préoccupations, il n’était pas plus envisageable de négliger la santé des marins. Imaginez donc, une rage de dents au milieu de l’océan, à des journées de navigation de tout service dentaire. Personnellement, je ne voulais pas du tout l’imaginer et pourtant, je pouvais la pressentir et même la ressentir par une anticipation qui n’avait rien à voir avec une vision extralucide mais qui sourdait, tout simplement, d’une douleur encore floue mais persistante irradiant d’une dent de sagesse ayant décidé de ne plus répondre à son appellation.

En quête d’un navigateur ayant tâté de la fraise dans le cabinet aseptisé d’un dentiste du cru, je demandais aux uns et aux autres si, par hasard autant que par malchance, l’un d’entre eux avait vécu cette intéressante expérience. Sur le Cordula, battant pavillon suédois, je dénichais enfin un témoin de seconde main, Gunnar, spécimen blond aux yeux bleus, qui avait rencontré un homme ayant affronté cette épreuve. Il accepta de me transmettre le récit entendu d’un arrachage de dent chez un praticien de l’île de la Gomera. Mais c’est bien à contre cœur qu’il acceptait de me conter cet épisode car prétendait-il mieux valait ne rien savoir à l’avance. Son récit était dantesque, pas d’anesthésie, une grosse pince noire, la dent qui s’accroche à ses racines qui ne veulent rien savoir d’un déracinement, du sang qui coule à flot. Un scénario gore à faire frémir surtout si l’on doit tenir le rôle principal de l’histoire. Mais pour me réconforter, Gunnar m’assurait qu’il garderait pour le grand jour, une excellente bouteille de whisky afin que j’en ingère plusieurs verres qui compléteraient une désinfection autant qu’ils me soulageraient des affreuses douleurs dont je souffrirais obligatoirement après l’opération.

Rendez-vous pris, dans un cabinet dentaire de la ville de Santa Cruz de Tenerife, décidée mais angoissée à l’idée de ce mauvais moment à passer, je prends le mors aux dents et me voilà dans la salle d’attente feuilletant les revues people qui traînaient sur la table basse, rien de dépaysant jusque là. Aucun cri ne s’échappait de la pièce d’à côté dans laquelle officiait le patricien. Les patients ne ressortaient pas sur un brancard et semblaient ne présenter aucun symptôme d’extrême souffrance. A mon tour de pénétrer dans l’antre de l’enfer, le dentiste n’avait rien de diabolique, l’homme côtoyait la cinquantaine, cheveux rares et grisonnants, petit abdomen saillant du bon vivant qui tendait gentiment sa blouse blanche vers l’avant. Il a écouté mon problème avec le sérieux que lui confère sa fonction, a examiné l’objet du délit, a rendu son implacable verdict, arrachage immédiat. L’assistante, une blonde décolorée qui affichait un air blasé devant tant d’horreurs buccales, préparait les instruments qui ressemblaient singulièrement à ceux que je connaissais déjà en France. Une seringue s’approcha dangereusement de mes gencives. L’anesthésiant fit son effet, ça craquait sous la pince, la dent sortait par petits morceaux, le désagrément était mineur. Je me retrouvais amputée de ce bout de moi-même sans aucun regret et très très soulagée. Munie d’une boite d’antibiotiques, retour euphorique vers le port où je comptais bien, malgré l’absence totale de douleurs profiter de l’offre généreuse de Gunnar contre lequel je gardais une dent pour m’avoir menti comme un arracheur de dents.
Je l’assurais d’affreuses douleurs en lui expliquant que le récit qu’il colportait, était grandement sous estimé dans l’horreur et que seuls quelques verres de ce liquide ambré dont il m’avait vanté les mérites pourraient me soulager. Qui a bu boira c’est bien connu et la soirée n’a pas démenti ce dicton populaire. Je n’en conserve qu’un souvenir assez brumeux et je serai bien en peine de dire comment j’ai pu regagner mon voilier Athanor sans tomber à l’eau mais les dieux veillent souvent sur les marins éméchés. Par contre, je conserve parfaitement en mémoire, un lendemain cuisant avec des pulsations amples au niveau de la boite crânienne ainsi que des sensations houleuses dans la région stomacale et il aurait été bien injuste de ma part d’imputer cet état vaseux aux soins dentaires. Gunnar n’était pas en meilleur état mais lui, il craignait plus que tout depuis hier d’être obligé de se rendre chez le dentiste dans une île des Canaries. Quelques mois plus tard, de l’autre côté de l’océan, j’ai à nouveau rencontré l’équipage du Cordula dont le voilier mouillait dans le port de Trinidad. La ville célébrait le carnaval et Gunnar, comme tous les marins venus s’échouer ici, continuait à mordre la vie à belles dents. Nous avons a nouveau trinquer mais à nos retrouvailles cette fois.
Octobre 1977

samedi 21 juin 2008

I : Îles


L’îlot au milieu des flots, dans son insularité salutaire
Attend le bourlingueur sur ses plages éphémères.

Les îles, navires immobiles, que le vent chante et enchante. Définitivement ancrées au milieu des océans, esseulées ou en colliers, bijoux marins courtisés par les vagues, elles embarquent l’imaginaire vers des paradis égarés.

Il est des îles prétentieuses qui se prennent pour des continents et d’autres, modestes qui se font à peine remarquer pour rester solitaires.

Il est des îles merveilleuses au regard que la perfection de cartes postales rend ennuyeuses et monotones.

Il est des îles ingénues sur lesquelles les enfants déposent leurs songes de flibustiers.

Il est des îles bafouées, piétinées, défigurées auxquelles il ne reste que des larmes marines pour croire encore à leur existence.

Convoitises d’aventuriers - apprentis Robinson - les îles, cocons d’exotisme, attirent les êtres en proie au syndrome du retour aux sources.

Bouts du monde singuliers sur lesquels, chacun croit renaître à lui-même. Ces univers miniatures, pièces de terre ourlées par les marées dans le vide de l’horizon où le temps se suspend, recomposent pour chaque voyageur le mythe de la création et de l’innocence.

vendredi 20 juin 2008

Polynésie : on a gagné !

Maupiti, samedi, beaucoup de familles étaient parties passer la journée sur les motus. La famille Eri chez qui j’avais pris une chambre, embarquait glacières, boite à outils, bidons d’eau, seaux et autres objets dans le bateau de pêche sur lequel le père officiait durant la semaine. Tepoe, la belle sœur et son mari Anapa, construisaient une pension sur le motu Auira, la maison d’habitation était terminée, l’électricité branchée sur panneaux solaires et ce jour-là était consacré à la peinture. Sur l’île, l’équipe de rugby de Bora Bora rencontrait cet après midi-là, celle de Maupiti, un match amical et animé. Le terrain était en plein soleil bordant le lagon. Les supporters pouvaient toujours aller se baigner lorsqu’ils ne supportaient plus la chaleur. Match à suspense où l’équipe de Bora l’a emporté à 22 à 20 pour Maupiti avec un essai collectif , une transformation et cinq pénalités de Moana.

Ne croyez pas que j’étais devenue spécialiste de ce sport, je n’avais même pas assisté au match. J’en avais juste entendu parler suffisamment longtemps pour être rentrée avec les vainqueurs à Bora par le Maupiti express. Les joueurs et leur fan club étaient arrivés au port dans le truck qui servait habituellement aux transports scolaires. Ils portaient des colliers de fleurs de tiaré qui embaumaient la cabine. L’un deux jouait du ukulele, l’entraîneur dispensait bons et mauvais points aux sportifs, les bières sortaient d’une glacière. L’ambiance était festive. Nos joyeux drilles parodiaient une chanson du cru « J’ai un problème dans ma plantation pourquoi rien ne grandit » qui devenait « J’ai un problème dans mon pantalon pourquoi rien ne grossit ». Ces rugbymen quel humour ! Il leur a été beaucoup pardonnés car ils étaient beaux, superbement tatoués et m’offraient des colliers de fleurs.
Le silence s’est établi solennel lorsque le Maupiti s’est engagé dans la passe Te Area. Etroite et dangereuse, elle ressemble à un chaudron de sorcière, bouillonnant et maléfique. La moindre fausse manœuvre aurait jeté l’embarcation sur la couronne récifale et aurait été immédiatement réduite en miettes. L’Alizé soufflait depuis plusieurs jours, la mer était formée, le bateau ruait un peu, nous étions en haute mer. Un grain s’annonçait, le vent a forci, la mer s’est encore creusée. Mais rien ne semblait ralentir le Maupiti express que le pilote menait comme une brute quelque soit le temps. Aucune délicatesse, il filait droit devant, ne négociait jamais les vagues et ne réduisait pas la vitesse. La coque était maltraitée, les passagers aussi. Les sportifs faisaient moins les fiers, ils sont tous rentrés dans la cabine, nous sommes restés quatre irréductibles à l’extérieur.

A peine, le bateau engagé dans le lagon de Bora, les athlètes repointèrent leur nez dehors et se remirent à chanter et à boire. La troisième mi-temps s’annonçait bien. Ils se ruèrent sur le quai à la rencontre de leurs amis et de leurs familles. Rosina m’attendait dans la Mitsubichi, nous nous sommes offerts un apéro avant de rentrer. A la maison, Vatea, infirmière, ne travaillait pas ce soir-là, Mohina sa belle-soeur se reposait dans une chaise longue. 7 mois de grossesse, sur son ventre proéminent, le tatouage de l’oiseau se dilatait joliment sur fond de coucher de soleil.
Mars 2003

vendredi 13 juin 2008

La plume dans l'encrier de Gilles Lapouge

Gilles Lapouge pourrait être classé dans la catégorie écrivain voyageur mais il tient à dissocier les deux termes : écrivain et voyageur avec cette précision « Je voyage pour raconter mes voyages » Il affirme « qu’ un voyage non seulement n’existe qu’à partir du moment où on le convertit en encre mais encore que tout voyage, y compris dans les terres inconnues n’est que le souvenir d’une encre ancienne. ». Ecrivain, Il l’est définitivement, reconnu par ses pairs depuis longtemps. Voyageur, il l’est aussi sans conteste mais il développe l’esprit nomade qui fait du déplacement un mode d’être et son regard sur le monde porte sur des centres d’intérêt plus inattendus que ceux mis en lumière par la plupart de ses confrères. Ce qui le rend infiniment précieux.

« L’encre du voyageur » est un merveilleux recueil de textes dont certains ont déjà paru dans les revues La quinzaine littéraire, Le magazine littéraire et Géo. Certes un peu hétéroclite, il y est question de fées, de caillou, de lumière autant que d’îles, d’écrivains naufragés, voyageurs et de leurs voyages mais qu’importe. Gilles Lapouge est avant tout un talentueux raconteur d’histoires au langage fleuri, poétique, métaphorique et lyrique qui a su conserver un regard enchanteur et intrigué sur ce qui l’entoure, teinté d’un sens inouïe de l’humour.

Il est érudit jamais pédant, passionné et enthousiasmant. Sous sa plume d’une verve éclatante, des mots qui se font rieurs et enjoués pour dire les anecdotes de voyages, les réflexions savoureuses sur les écrivains voyageurs, les histoires d’îles lointaines, les lumières nomades de l’Europe dont il fait collection. Sachant qu’il n’a rien a découvrir qui ne l’ait déjà été, il laisse de côté les ennuyeuses descriptions pour de surprenants détails que son regard décalé a su déceler. Il ne se prend jamais au sérieux et son autodérision est rafraichissante.

Dans le genre littéraire dédié aux voyages, Gilles Lapouge occupe une place à part et certains textes de ce recueil pourraient bien devenir des morceaux d’anthologie de la littérature voyageuse.

A mettre absolument et résolument dans ses bagages.
Extraits
« Depuis quelques années, nous disposons, grâce au festival de Saint-Malo, d’une nouvelle espèce littéraire, celle des « écrivains-voyageurs ». C’est une peuplade en plein boom car elle est favorisée à la fois par l’esprit du temps et par la mise au point d’aéroplanes excellents. » Les écrivains naufragés

« Je voyage pour raconter mes voyages. Quand je suis de l’autre côté de la mer océane, je ne peux pas aviser un araucaria sans le mettre en mots, sans en faire des noms, des verbes, des virgules, des participes passés, des futurs antérieurs. C’est seulement après l’avoir décrit que j’arrive à apercevoir mon araucaria. » Pourquoi voyagez-vous ?

« Sous chaque paysage rencontré, une peinture se camoufle. La nature en ce coin du monde est superbe mais elle ne se fatigue guère, elle imite les gravures. » Des îles, des alizés et la fuite des nuages

« La ville de Paris s’est développée autour de son île. Rio de Janeiro, au bord de l’Atlantique. Londres, le long de la Tamise. Les villes indiennes se sont bâties autour des vaches : « Ah oui, va-t-on dire, les vaches de l’Inde, les vaches sacrées ! ah, oui, on connaît ! » Or, nous les avons bien regardées, les vaches. Elles ne sont pas sacréés pour un sou. Elles sont malignes : elles font croire aux hommes qu’elles sont sacrées et les hommes, qui ne sont pas malins comme les vaches, se sont laissés embobiner. » Impromptu indien

« Quand je fréquentais l'école primaire, je plongeais avec enthousiasme ma plume dans l'encrier du pupitre. Je prenais le temps de contempler la goutte de liquide noir ou bleu. Je la regardais comme le Créateur a probablement regardé le néant au moment où il se disposait à en faire un univers. J'étais un peu comme lui. J'allais donner vie, grâce au bout de ma plume, à un chat, à une peuplade, à un adjectif ou à une périphrase.Si j'étais en forme, je confectionnais des objets qui n'existaient même pas. Je leur fournissais des noms, je leur mettais le pied à l'étrier et ils partaient vivre leur vie. J'ai donné vie à des couleurs dont Newton n'eut jamais la moindre idée. Je formais des lettres que tous les alphabets, même l'égyptien et même le hittite, ont ratées, des animaux inexistants, des montagnes d'aucun continent. Je découvrais que Dieu n'est qu'un gros encrier. » Encres

L’encre du voyageur, Gilles Lapouge - Albin Michel
Prix fémina 2007

Publiés chez Albin Michel
- Les Folies Koenigsmark, 1989, (Goncourt du récit historique), Utopies et civilisations, 1991,
- L'incendie de Copenhague, 1995, (Prix Cazes ; Prix Roger Caillois),
- Le bruit de la neige, 1996, (Grand Prix de l'essai de la Société de gens de Lettres).
- La mission des frontières, 2002 (Prix Joseph Kessel de la SCAM)
- En étrange pays, 2003, (Prix Maurice-Genevoix)
- Le Bois des amoureux,2006 (Prix du livre de Saint Louis et Prix de Printemps de la Société des Gens de Lettres).

lundi 9 juin 2008

Là-bas à Marienbad

Pour arriver jusqu’à Marienka Lanze depuis Karlovy Vary, le petit tortillard vert avait courageusement grimpé à travers bois, traversant quelques villages tranquilles. La Tepla qui croisait son parcours à plusieurs reprises, se gonflait des eaux de pluies récentes et de celles de la fonte des neiges, la rivière grondait, faisait le gros dos, allant son chemin dans le tumulte avec une persévérance obstinée. Le train ralentissait à l’approche des stations. Aux passagers de lui faire signe de s’arrêter pour être embarqués à son bord. Certains arrêts se marquaient le long d’un morceau de quai miteux sur lequel se dressait tant bien que mal un abri en métal rongé par la rouille et nous cherchions vainement d’où pouvait bien venir le voyageur en attente. Quelques gares, plus pimpantes, plus fréquentées aussi, se distinguaient de celles, plus nombreuses qui exprimaient la tristesse d’un certain abandon. Vodna, Becov, Tepla, Mrazov, Milhostov, Ulkovice…

Le conducteur était bonhomme, il menait son équipage avec l’aisance que procure l’habitude. La contrôleuse, une jeune femme souriante, sortait de la cabine de pilotage dès que montaient les passagers, pour vérifier la validité de leur billet. Le train n’allait pas plus loin que Marienka Lanze avant de repartir dans l’autre sens vers Karlovy Vary, il ne connaissait que ce trajet entre les deux villes et l’effectuait plusieurs fois par jour, tout au long de l’année avec vaillance quelque soit le temps.

Marienbad cache bien son jeu pour qui arrive par le train. Les abords de la gare dissimulent habilement ses attraits par une ingénieuse banalité. Mais quelques stations de bus suffisent pour en appréhender les charmes. Aristocratique, légèrement hautaine, et sure d’elle-même, Marienka Lanze prend ses aises. Elle ouvre grand ses bras sur le paysage à l’inverse de sa rivale Karlovy Vary plus repliée sur elle-même et, n’hésite pas à se déployer paresseusement dans la vallée, osant même l’aventure par les chemins forestiers.

Une atmosphère surannée se dégage de ce décor un tantinet décadent qui évoque avec force les fastes d’antan. Contrairement à Karsbad, la coquette, les demeures n’ont pas honte d’afficher une certaine fatigue qui renforce leur personnalité. Malgré tout, rien ne semble entamer le charme de Marienbad qui se sent éternelle. Les prestigieuses personnalités qui y séjournèrent : Chopin, Goethe, Freud, Gorki, Edouard VII d’Angleterre, Dvorak, la confortent dans ce sentiment. il se raconte que c’est pour elle que Faust vendit son âme au diable.

Ce dimanche là, la ville somnolait sous un ciel bleu, fardé de légers nuages. Quelques poignées de personnes déambulaient autour de la colonnade (Lazenska Kolonada), étonnante structure métallique qu’un décor néobaroque enrichit abondamment. Quelques autres, testaient les effets bénéfiques des eaux thermales. Sur la terrasse, trois dames se pliaient au rituel de la gourmandise dominicale. Au classic café, l’ambiance feutrée, rendait le consommateur discret et les pâtisseries se dégustaient en silence. Nous avons fait de même. Puis délaissant les hôtels, gloriettes et autres bâtiments thermaux du cœur de ville, pour d'autres points de vue, la forêt nous a absorbé en douceur, un pan de neige s’accrochait désespérément à une piste dont le télésiège avait achevé sa mission saisonnière.


Les chemins débouchaient presque immanquablement sur de discrètes demeures désireuses de conserver leur anonymat qui semblaient presque toutes se refaire une beauté avant l’été. L’après midi touchait à sa fin, le soleil caressait les toits et entrait en résonnance avec la dominante jaune de la ville. Dans un pub écossais, le propriétaire louait quelques chambres, les marches de l’escalier accueillaient des cactées. A chaque pallier une commode surmontait d’un miroir était couverte d’objets divers : bougeoirs, pierres, lampes,… La décoration de la chambre pouvait surprendre, elle hésitait entre un faux style « art nouveau » et une vraie tendance rococo, assez amusante. Le soir était tombé, les rues désertées rendaient la ville à ses souvenirs, à la nostalgie qu’elle sait si bien distiller à notre insu. Alors nous revenait en mémoire la voix cristalline de Barbara « La-bas à Marienbad…. Là-bas à Marienbad »

Avril 2008