mardi 28 octobre 2008

la mer est ronde

« Amateur, cela veut dire "qui aime", et c'est bien de cela qu'il s'agit. J'aime la mer et j'aime être en mer. J'aime partir, larguer l'amarre et passer les feux ; j'aime naviguer, voir le vent tourner, la brise adonner, le ciel changer, la mer se former et se déformer ; j'aime le bouillon chaud dans le thermos au pied du barreur et l'étoile qu'on prend un temps pour cap, la nuit, entre hauban et galhauban ; j'aime quitter une côte de vue et, après un jour, huit jours, un mois, en voir apparaître une autre, qu'on attendait.
J'aime arriver, entrer, mouiller, et quand tout est en place, fixé, tourné, amarré, ferlé, rabanté, être à terre. Je suis un amateur. »

Jean François Deniau était un homme passionné qui ne connaissait pas la demi-mesure. Il a fait de sa vie un roman d’aventure, tour à tour, journaliste, écrivain, voyageur, diplomate, ministre, académicien, un destin hors du commun. Il aimait l’action avant tout. La mer était son royaume, il s’y sentait à l’aise, il s’y retrouvait. En 1995, il réalisera même une traversée de l'Atlantique en solitaire, après un triple pontage coronarien.

« La mer est ronde » est le récit d’expériences et d’aventures marines regroupés autour de cinq thèmes : partir, naviguer, escales, naviguer encore, le cercle « la grande secrète ». Il décline avec un humour décapant et un art consommé du récit, tout ce que la mer lui offre de joies et de désagréments, d’illusions, de découragement. Il raconte les longues heures de quart, la nuit, les étoiles. Il va au-delà de l’anecdotique pour creuser l’émotion, cerner une réalité plus floue sans jamais rien vouloir prouver à personne.

« En un mot, ce livre est inutile. Il raconte seulement l’expérience (ou les expériences) de quelqu’un qui a du plaisir à la voile et en mer et qui l’a écrit pour ajouter à son plaisir celui si possible de la partager »

Effectivement, il partage cette dévorante passion qui le saisit dès l’enfance. A dix ans, il calfatait la vieille coque du bateau d’un cousin, un grand oncle par alliance qui avait fini sa carrière comme capitaine de vaisseau racontait comment il avait vu sur une corvette à voile dans les mers de Chine, le grand serpent de mer. A quinze ans, il embarque sur une bisquine pendant les vacances. Sa destinée maritime est lancée et sans être exclusive, elle occupera une place importante tout au long de sa vie.

« Contrairement à ce que certains croient, la poésie n’est pas une sorte de rêverie vague et indéterminée. La poésie c’est sextant, télémètre, sonde et compas en main, par des signes symboliques recomposer un monde aussi réel que la roche et le phare, que la grève et le cap. C’est du travail d’ingénieur de première classe. »

« Nous qui aimons souvent partir et aussi souvent arriver. Nous qui trouvons 360° d’horizon marin sous le ciel le plus riche paysage du monde tour à tour hostile et bienveillant, connu et imprévisible, radieux de la paix des temples grecs et déchirés en un enfer dément, passant par toutes les couleurs du prisme et de l’âme et qui, comme une âme respire. »

Un livre en forme d’avertissement aussi, sans fioriture et sans complaisance, la mer n’est pas tendre, elle se mérite, s’apprend, se comprend, se fait désirer et parfois se refuse mais à qui sait en respecter les règles en toute modestie et en accepter les contraintes, elle offre des émotions inoubliables et grandioses.

A lire, relire et rêver

La mer est ronde, récits, Le Seuil, 1975 ; Gallimard, 1981, nouv. éd. 1996 ; Folio, 1992. Prix de la Mer.

mardi 14 octobre 2008

Les agréables conséquences du geste de VGE

En 1974, la Grèce se débarrassait du joug des colonels, la dictature faisait place à la démocratie. Constantin Caramanlis, en exil à Paris, fut rappelé à Athènes et nommé Premier ministre le 24 juillet 1974. Valéry Giscard d’Estaing, alors occupant de l’Elysée prêta personnellement un hélicoptère à Constantin Caramanlis pour débarquer dans la capitale grecque. Ce geste que la presse avait largement commenté tant en France qu’en Grèce nous a valu, cet été-là, un séjour idyllique dans la péninsule hellénique.

Sac au dos et chaussures de marche, nous étions sur le bord de la route, pouce levé, attendant qu’un véhicule veuille bien nous prendre à son bord ce qui ne tardait jamais longtemps. Chaque fois que nous étions embarqués, après les présentations d’usage, nous avions droit à l’inévitable question « d’où êtes vous ? ». Notre réponse « Gallia » nous valait inévitablement l’exclamation enthousiaste « Caramenlis et Giscard d’Estaing » sur un ton qui aurait pu laisser penser que Valéry et Constantin avaient convolé en juste noce. Tous nos chauffeurs réagissaient comme si nous avions été personnellement responsables du geste du président français. A partir de là, ils étaient tous prêts à se mettre en quatre pour satisfaire, dans la mesure de leurs moyens, nos moindres désirs et surtout nous remercier de l’attitude généreuse que la France avait eu à l’égard de la Grèce. Nous devenions leurs amis rien qu’au vu de notre nationalité.

Nous avons dû partager des petits déjeuners gastronomiques, dans des villages montagneux de l’Epire, nous gaver de pâtisseries à Ioannina, boire des litres de café grec sur tout le trajet, avaler des verres d’Ouzo à n’en plus finir accompagnés de salades grecques au cours de soirées mémorables qui voyaient la barrière des langues s’effondrer au fur et à mesure que le temps passait, être convié à un mariage dans une île des Sporades et danser avec les mariés, nous faire servir une somptueuse moussaka en plein midi dans un village où nous étions complètement égarés, déguster des tiropitas en guise de goûter, des poissons grillés au cœur de la nuit enfin, personne ne nous laissait repartir avant de nous avoir chargé de pastèques juteuses et de grappes de raisins dodues.
Cette année-là, notre voyage se limitait au nord de la Grèce. Débarqués à Igouménitsa, petit port en face de Corfou nous avions rejoint Ioannina pour remonter vers Kastoria. Non loin de l’Albanie, cette petite ville située sur les rives du magnifique lac du même nom est réputée pour sa spécialité : la fourrure mais aussi pour ses églises byzantines. Nous sommes entrés dans la capitale de l’Epire sur un chargement de pastèques, tentant de nous faire une place aussi confortable que possible au milieu des cucurbitacées. La route en très mauvais état n’autorisait pas la moindre once d’un quelconque bien être. La pastèque, qu'on se le dise, n'est pas un matelas mais un fruit. Nous sommes descendus du véhicule à bon port mais en piteux état.

La cause de notre présence dans cette partie de la péninsule fort peu prisée par les touristes ce qui n’était pas pour nous déplaire, se trouvait à Paris. Nous avions sympathisé avec Yannos, l’un de nos voisins de nationalité grecque. Yannos avait quitté son pays depuis près de trente ans. Il vivotait d’une retraite très modeste dans un studio qui donnait dans la cour de l’immeuble où nous habitions près du parc Montsouris. Il entretenait des liens affectueux avec Odette, la concierge qui avait à peu près le même age que lui et qui occupait la loge juste en face de chez lui. Ils étaient un peu comme les piliers de ce lieu, lui donnant sa cohérence et assurant le lien entre les habitants du côté rue et ceux du côté cour. La Grèce, Yannos nous en parlait à chaque fois que nous passions chez lui, c’est à dire plusieurs fois par semaine. Il aurait tant voulu retourner dans son pays. Sa famille, des fourreurs, était implantée à Kastoria. Et puis, la guerre et tout a basculé. Alors quand nous lui avons dit que nous retournions là-bas pour quelques semaines, il a voulu que nous passions voir si par hasard, son frère ou peut-être même un cousin, un neveu, enfin quelqu’un, puisse encore lui faire signe après toutes ses années. Munis d’une adresse approximative qu’il nous avait confiée, nous avons cherché, interrogé, insisté à l’excès. Personne n’a pu ou su nous donner le moindre indice nous permettant de découvrir un parent de Yannos. Sa famille semblait avoir été effacée de la mémoire de la ville. Nous étions triste pour notre voisin à qui nous aurions souhaité apporter au minimum, le vague espoir de retisser un lien avec sa ville natale à travers un contact familial. J’ai pris quelques photos pour lui montrer sa rue. Au bord du lac dont il nous avait tant décrit la beauté et qui valait bien tous les compliments que nous en avions entendus, nous avons croisé quelques pêcheurs méditant savamment devant leur ligne. Puis nous sommes repartis.
Le voyage s’est poursuivi par Trikala, Larissa et Volos toujours sur le mode euphorique et conviviale que l’effet « Giscard » avait largement contribué à démultiplier avec pour deuxième objectif de ce voyage, une petite île des Sporades, Alonissos, où nous étions attendus par une famille de pêcheurs et quelques amis grecs, vagabonds célestes rencontrés à Rotterdam.
Juillet 1974