dimanche 21 septembre 2008

El Morro,village aux cent visages

Carupano, nous offrait une porte d’entrée au Venezuela. Nous retrouvions la mer Caraïbe après une semaine de navigation plutôt calme en Atlantique. Les vents et les courants nous avaient gentiment poussés depuis Paramaribo et le soleil nous suivait comme notre ombre. Nous étions heureux d’être arrivés à bon port et nous tentions de déchiffrer le paysage que nous offrait ce mouillage. Des bateaux de pêche désertés, un voilier silencieux, la silhouette d’une petite ville tranquille dont les bâtiments ne s’élevaient pas très haut et quelques personnes qui animaient ce tableau bien paisible. L’après midi touchait à sa fin.

Nuage, se dandinait sur son ancre. Nous attendions patiemment la visite des autorités portuaires qui nous délivreraient le droit d’entrer officiellement sur le territoire, d’aller en ville nous dégourdir les jambes, de nous poser à une terrasse de café pour y savourer le temps qui passe devant une cerveza. Seule Kou’men, jouait l’indifférente. Elle avait entrepris un nettoyage minutieux de son pelage qui s’adaptait de mieux en mieux au climat après avoir laissé au fil des flots une grande partie de la fourrure fournie acquise au Cap Horn qui l’avait alors protégée du froid mais l’avait faite grandement transpirer lors de la remontée vers les tropiques et l’équateur.

Aucun képi ne montrait le bout de sa visière à croire que les fonctionnaires vénézuéliens avaient déjà fini leur journée de labeur. Nous avons regardé le soleil qui se couchait si rapidement sous ces latitudes. Pas de moustique importun et la promesse d’une nuit de sommeil complète, une soirée idyllique.

Le lendemain matin, à peine les autorités repartis, à nous la ville. Le marché tenait ses promesses de produits frais, colorés et odorants. La carte des jus de fruits frais d’un bar croisé sur notre route offrait un choix étendue. C’est là que je testais le mélange carotte-orange, une révélation. Carupano, n’offrait pas d’attrait particulier mais parcourir la ville n’était pas sans intérêt : une ambiance aisée sans plus, apaisée en plus.

Le jour d’après, nous quittions le port de Carupano pour mettre le cap sur El Morro. A flanc de montagnes, ce petit village de pêcheurs voyait le ciel parcouru en tous sens d’oiseaux marins. Les oiseaux dont les pêcheurs suivaient le vol pour ramener le poisson. Pélicans, frégates, mouettes leur indiquaient les lieux de pêche. D’un geste ample, ils lançaient l’épervier qui retombait en s’ouvrant élégamment sur la mer emprisonnant leurs proies luisantes et frétillantes qu’ils ramenaient à bord. Ce rituel se reproduisait jusqu’à ce que le soleil frôle l’horizon. Les pêcheurs rentraient alors et il y en avait toujours un pour déposer à bord de Nuage quelques unes de ses prises.
Les pélicans étaient légion, beaucoup se laissaient dériver autour du bateau. En vol lorsqu’il repérait des poissons, il plongeait en tournoyant, bec en avant, disparaissait dans l’eau un instant avant d’en ressortir la poche du bec gonflée de laquelle sortaient une ou plusieurs queux de poissons. Nous pouvions les observer à loisir, ils n’étaient pas farouches.

El morro, situé sur un promontoire rocheux relié par un isthme de terre, s’étirait le long de quelques rues jonchées de tas d’ordures qui côtoyaient, comme pour les narguer, de belles américaines, l’essence ne coûtaient que 18 centimes le litre. Nous comptions encore en francs. Le cinéma changeait de programme tous les soirs, deux bolos, la place, la salle la moins chère du pays. Plus loin, le bistrot était uniquement occupé par de vigoureuses femmes qui n’avaient pas l’air de s’en laisser compter. Au milieu de la rue, un cochon peu avenant et de taille respectable nous faisait face. Peu coutumier des humeurs de l’animal, nous avons préféré rebrousser chemin. Garçons et filles, en uniforme, sortaient au même moment de l’école semant un joyeux désordre sur leur passage. Sur la plage, certains enfants se baignaient au milieu des détritus. A quelques pas, sur le sable, le cadavre d’un porc éventré faisait le régal des urubus qui se disputaient allégrement les meilleurs morceaux. L’oiseau n’est pas très élégant et comme tout charognard, il n’attire pas la sympathie mais il prend son rôle de nettoyeur très au sérieux.
Dans l’épicerie régnait un désordre tel, qu’une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits. L’homme qui la gérait, était un poète et un inventeur. Visage rieur et regard malicieux, la tête pleine d’engins tarabiscotés, il avait déjà réalisé un hélicoptère en boites de conserve vides. L’engin s’était élevé de plusieurs mètres avant de choir abruptement. Au moment où nous le rencontrions, il travaillait au projet d’une embarcation dont j’ai eu le plus grand mal à comprendre le principe. Il apprenait le français et sa curiosité semblait insatiable. Il voulait tout savoir de la France, du bateau, des voyages et déjà la nuit envahissait les rues. La pénombre avait fait sortir les rats qui se baladaient tranquillement sur les étagères de la boutique pour s’y ravitailler. Le propriétaire ne s’en souciait guère, il avait bien d’autres chats à fouetter.

C’est en ce lieu improbable que nous avons fait la connaissance de Pierre et Florence, installés à la pointe du Venezuela, en face de Trinidad. Ils semblaient avoir découvert là, le paradis terrestre, de Charly et Josette portant Brutus, un chiot de quelques jours dans ses bras, qui avaient entrepris d’élever quelques animaux bravant l’hostilité des autochtones et les tracasseries de l’administration et de Véronique et Loïc qui voulaient se lancer dans la pêche et se trouvaient confrontés à des fonctionnaires zélés, voire tatillons. Tant de français en un lieu si minuscule relevaient de l’invraisemblable.

Nous avons bu une bière puis deux puis trois et terminé la soirée à bord pour échanger nos destins jusqu’au milieu de la nuit. Le lendemain, le car nous a conduites à Carupano pour un tour au marché. Au retour, le chauffeur s’est détourné de son chemin pour me conduire à la poste. Je n’avais fait que lui demander quel était l’arrêt le plus proche du bâtiment. Il arrêta le bus et tenu même à m’accompagner au guichet. Je n’en demandais pas tant, j’étais même un peu gênée par tant d'attention. Le bus occupait toute la chaussée et les voitures qui le suivaient ont dû patienter. A quoi tiennent les embouteillages parfois ! A bord, personne ne s’est offusquée de cette modification de parcours, l’ambiance était bon enfant, rires aux éclats et discussions serrées.

Le dernier soir au village nous a réuni chez notre épicier préféré, nous nous sommes assis sur le trottoir pour siroter un jus de corossol. Un pêcheur a entrepris de me donner une leçon d’histoire. Il y était question de Christophe Colomb, de Simon Bolivar, du général Sucre. De ce dernier, il avait en tête qu’il avait mis fin à la guerre d’indépendance et il disait « el general Antonio Jose de Sucre es el mas grande general del mundo » il avait un peu bu et répétait la leçon encore et encore en se rapprochant un peu plus de moi à chaque fois. A la fin, il a même utilisé les mains pour que ses propos me rentrent mieux dans la tête. J’ai dû prendre congé de ce professeur zélé avec une grande diplomatie pour ne pas le froisser. Au comptoir, un type ivre souffrant d’un strabisme accentué, poussait des hurlements et nous interpellait successivement Anne et moi en nous appelant « mi amor » mais comme il louchait, nous ne savions jamais à laquelle de nous deux il s’adressait.

Nous avons fini par rentrer après avoir fait nos adieux à la ronde. Juan, l’épicier nous avait offert son plus beau sourire et des jus de corossol. Le lendemain nous appareillions encore tout ébaubis par tant de rencontres insolites dans un si petit village.
Octobre 1979