jeudi 13 novembre 2008

Ulysse et les cargomaniaques

« Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage….. »

Catherine Domain tient la barre de la librairie Ulysse depuis bientôt quarante ans. Elle flaire le voyageur dès qu’il franchit la porte de sa boutique. A son allure, à la petite lueur qui brille dans ses yeux, à sa façon de regarder autour de lui, elle sait le chemin parcouru.

Dans les années 70, plutôt que de nous rendre au restau U, nous allions rêver le midi dans le local étroit qui venait d’ouvrir sur l’île saint Louis. Là s’entassaient les récits, guides et autres documents de voyage dans lesquels nous puisions nos itinéraires futurs. L’Inde et l’Afghanistan étaient les destinations « tendance » du moment. Une librairie de voyage, c’était pour nous le bout du monde. Puis les années ont passé. La librairie s’est à peine agrandie en se déplaçant de quelques dizaines de mètres. Les rêveurs ont suivi.

Catherine a depuis fondé le cargo club. Tous les premiers mercredis de chaque mois à l’exception du mois de janvier, à partir de 18 heures 30, les « cargo-maniaques » férus de voyages au long cours se réunissent pour discuter de leurs projets, pour prendre conseils ou entendre le récit d’un passager revenu des mers lointaines. On y apporte son apéro, quelques friandises à grignoter et la magie des rencontres fait le reste. Le 4 octobre 1995, Jean.Louis. Bilweis, exposait des aquarelles qu’il avait réalisées sur le « Birgit Jurgens ». Un périple qui partait de Hambourg pour le conduire en mer d’Irlande. Il en ramenait des illustrations de la vie à bord, des portraits de marins et des paysages de mer, un exercice difficile dont il s’était brillamment sorti. Catherine avait installé les tableaux sur des filets de pêche. Présente, toujours accueillante et chaleureuse, un petit mot pour chacun, un sourire pour les autres. Les habitués s’apostrophent. L’étroitesse d’un lieu n’a jamais empêché quiconque de s’évader par-delà l’horizon. Nous voilà embarqués pendant quelques heures pour des périples sans fin. L’équipe de Thalassa filme quelques scènes. L’alcool aidant, les timides prennent de l’assurance, les voix s’affirment, les langues se délient.

Colette et Paulette ne sont jamais montées sur un cargo mais conservent un souvenir magnifié d’une remontée des canaux du midi en péniche. La haute mer pourrait bien être leur prochaine destination. Nicolas aimerait bien partir mais il n’a pas le temps et son voyage il le fait tous les mois à la librairie Ulysse. Michèle, médecin, la soixantaine bon chic bon genre, revient d’un tour de Méditerranée sur un cargo de la Polish Ocean Lines, un circuit similaire à celui que je vais entreprendre. J’y retrouverai le même équipage qui se souviendra d’elle comme d’une femme tranquille. Et ce petit monsieur tout rond, qui sent bon le savon, rayonnant d’un bonheur simple, des étoiles plein les yeux. Lui aussi a parcouru la Méditerranée. Il répond naturellement à toutes mes questions et saupoudre son propos de quelques recommandations :
« Penser aux quarts de nuits, le moment des confidences »
« Apportez beaucoup de livres, le temps est une denrée abondante à bord des cargos »
« Ne vous chargez pas, il y a lessive et machine à laver »
Trois jeunes filles l’interrogent sur la vie à bord, l’une d’elles a un projet artistique et voudrait savoir si elle pourra tendre ses toiles sur le pont.
« Avec le vent ce ne sera pas commode mais les marins se feront un plaisir de vous aider à fixer la toile sur le pont »
Et puis, il y a Chouca qui, vient d’apprendre qu’ elle abrite un cancer de la vésicule, inopérable. Pas question de se laisser faire comme ça. Un voyage en cargo relève du défi pour la vie. Allez plus vite que la maladie pour lui faire un pied de nez. La rage d’un espoir fou qui s’alimente aux feux d’une détresse en forme de sanglots dans la voix.
Jean-Marie promène sa silhouette distinguée au milieu du groupe, quinze ans, capitaine au long cours et quinze ans, capitaine du port de Marseille. A la retraite, il écrit, voyage et vient de terminer une psychanalyse qui a duré vingt ans. Toute une vie ! C’est dans le loft d’un hôtel qu’il occupe à deux pas de la librairie que les naufragés de la soirée viendront s’échouer.

Hugo Verlomme signe son guide des voyages en cargo, dans un coin, Michka, sa compagne, petite, discrète se tient un peu à l’écart. Ils appartiennent au monde de la mer, définitivement. C’est en voilier que je les ai connus et je me souviens non sans une pointe de nostalgie, de la recette de pain en cocotte minute mise au point par ses soins, expérimentée pendant une traversée de l’Atlantique. Du voilier au cargo, nos chemins se croisent à nouveau, la mer pour lieu commun.

Il s’est mis à pleuvoir, un peu, quelques gouttes sans conséquences qui n’insistent pas. Mon embarquement a lieu dans 19 jours à Hambourg. A la librairie Ulysse, chargée d’aventures, je suis déjà partie. J’y reviendrai. J’y ferai une escale afin de poursuivre le voyage. Juste pour la compagnie des « rêveurs de navire ».

Octobre 1995

Aucun commentaire: