mercredi 25 juin 2008

Le dentiste de Santa Cruz de Tenerife

Au port de pêche de Santa cruz de tenerife, les voiliers se préparaient à la traversée de l’Atlantique. Il faisait chaud. Le mois d'octobre touchait à sa fin. L’ambiance dans la communauté des vagabonds des mers était débridée, euphorique. Nous parlions espagnol, français, anglais mélangeant allégrement les trois langues, y ajoutant les mains pour mieux nous comprendre. Les préparatifs étaient une affaire sérieuse. Mieux valait ne rien négliger. Un petit tour chez le dentiste pouvait s’avérer utile.

Mes voisins étaient de malicieux suédois, de sympathiques britanniques, de discrets helvètes et, formant de loin le groupe le plus nombreux, de tumultueux français. Notre communauté de navigateurs au long cours, aventuriers du vent et intrépides solitaires de la première mini-transat qui devaient se lancer dans la traversée de l’Atlantique le 12 novembre 1977, comptait également un élégant américain et même un sombre polonais qui s’était installé un peu à l’écart, le long des flancs d’un chalutier russe. La flotte russe que tous, nous soupçonnions d’être constituée de bateaux–espions occupait le quai sud, les navires coréens accostaient au quai nord près des docks. Restait aux pêcheurs locaux la possibilité de décharger leurs prises le long d’une petite portion de quai près d’un vieux rafiot espagnol rouillé qui terminait ses jours en servant d’abri et de ponton aux pécheurs à la ligne qui, le dimanche taquinaient les quelques malheureux poissons égarés dans les eaux portuaires.

La plupart d’entre nous, préparait activement la traversée de l’Atlantique. Les concurrents de la première mini transat, peaufinaient à l’extrême les détails de leur traversée. Sur tous les voiliers qu’ils soient de valeureux coursiers ou d’insouciants nomades, chacun s’affairait aux réglages, réparations, installations et tests de matériel. Les plus grands voiliers étaient à quai, les autres, s’amarraient à leur couple par taille décroissante. L’ambiance était festive tout autant que laborieuse. Il était hors de question de bâcler les préparatifs. La navigation hauturière ne s’improvise pas et la mer ne se laisse jamais apprivoiser. Si le matériel se trouvait au centre de toutes les préoccupations, il n’était pas plus envisageable de négliger la santé des marins. Imaginez donc, une rage de dents au milieu de l’océan, à des journées de navigation de tout service dentaire. Personnellement, je ne voulais pas du tout l’imaginer et pourtant, je pouvais la pressentir et même la ressentir par une anticipation qui n’avait rien à voir avec une vision extralucide mais qui sourdait, tout simplement, d’une douleur encore floue mais persistante irradiant d’une dent de sagesse ayant décidé de ne plus répondre à son appellation.

En quête d’un navigateur ayant tâté de la fraise dans le cabinet aseptisé d’un dentiste du cru, je demandais aux uns et aux autres si, par hasard autant que par malchance, l’un d’entre eux avait vécu cette intéressante expérience. Sur le Cordula, battant pavillon suédois, je dénichais enfin un témoin de seconde main, Gunnar, spécimen blond aux yeux bleus, qui avait rencontré un homme ayant affronté cette épreuve. Il accepta de me transmettre le récit entendu d’un arrachage de dent chez un praticien de l’île de la Gomera. Mais c’est bien à contre cœur qu’il acceptait de me conter cet épisode car prétendait-il mieux valait ne rien savoir à l’avance. Son récit était dantesque, pas d’anesthésie, une grosse pince noire, la dent qui s’accroche à ses racines qui ne veulent rien savoir d’un déracinement, du sang qui coule à flot. Un scénario gore à faire frémir surtout si l’on doit tenir le rôle principal de l’histoire. Mais pour me réconforter, Gunnar m’assurait qu’il garderait pour le grand jour, une excellente bouteille de whisky afin que j’en ingère plusieurs verres qui compléteraient une désinfection autant qu’ils me soulageraient des affreuses douleurs dont je souffrirais obligatoirement après l’opération.

Rendez-vous pris, dans un cabinet dentaire de la ville de Santa Cruz de Tenerife, décidée mais angoissée à l’idée de ce mauvais moment à passer, je prends le mors aux dents et me voilà dans la salle d’attente feuilletant les revues people qui traînaient sur la table basse, rien de dépaysant jusque là. Aucun cri ne s’échappait de la pièce d’à côté dans laquelle officiait le patricien. Les patients ne ressortaient pas sur un brancard et semblaient ne présenter aucun symptôme d’extrême souffrance. A mon tour de pénétrer dans l’antre de l’enfer, le dentiste n’avait rien de diabolique, l’homme côtoyait la cinquantaine, cheveux rares et grisonnants, petit abdomen saillant du bon vivant qui tendait gentiment sa blouse blanche vers l’avant. Il a écouté mon problème avec le sérieux que lui confère sa fonction, a examiné l’objet du délit, a rendu son implacable verdict, arrachage immédiat. L’assistante, une blonde décolorée qui affichait un air blasé devant tant d’horreurs buccales, préparait les instruments qui ressemblaient singulièrement à ceux que je connaissais déjà en France. Une seringue s’approcha dangereusement de mes gencives. L’anesthésiant fit son effet, ça craquait sous la pince, la dent sortait par petits morceaux, le désagrément était mineur. Je me retrouvais amputée de ce bout de moi-même sans aucun regret et très très soulagée. Munie d’une boite d’antibiotiques, retour euphorique vers le port où je comptais bien, malgré l’absence totale de douleurs profiter de l’offre généreuse de Gunnar contre lequel je gardais une dent pour m’avoir menti comme un arracheur de dents.
Je l’assurais d’affreuses douleurs en lui expliquant que le récit qu’il colportait, était grandement sous estimé dans l’horreur et que seuls quelques verres de ce liquide ambré dont il m’avait vanté les mérites pourraient me soulager. Qui a bu boira c’est bien connu et la soirée n’a pas démenti ce dicton populaire. Je n’en conserve qu’un souvenir assez brumeux et je serai bien en peine de dire comment j’ai pu regagner mon voilier Athanor sans tomber à l’eau mais les dieux veillent souvent sur les marins éméchés. Par contre, je conserve parfaitement en mémoire, un lendemain cuisant avec des pulsations amples au niveau de la boite crânienne ainsi que des sensations houleuses dans la région stomacale et il aurait été bien injuste de ma part d’imputer cet état vaseux aux soins dentaires. Gunnar n’était pas en meilleur état mais lui, il craignait plus que tout depuis hier d’être obligé de se rendre chez le dentiste dans une île des Canaries. Quelques mois plus tard, de l’autre côté de l’océan, j’ai à nouveau rencontré l’équipage du Cordula dont le voilier mouillait dans le port de Trinidad. La ville célébrait le carnaval et Gunnar, comme tous les marins venus s’échouer ici, continuait à mordre la vie à belles dents. Nous avons a nouveau trinquer mais à nos retrouvailles cette fois.
Octobre 1977

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