dimanche 30 novembre 2008

Poésie anarchitecturale

« L’art pour l’art est une aberration ; l’architecture pour l’architecture est un crime »
F. Hundertwasser

Vienne, ville orgueilleuse exhibe sur la rive gauche du Danube un tel classicisme à travers une architecture fastueuse qu’il faut bien se demander quel vent de fantaisie a soufflé sur la municipalité pour qu’elle passe commande à Friedrich Hundertwasser au début des années 80 du projet de la Hundertwasser-haus de la Lowengasse et de la réhabilitation de la centrale d’incinération d’ordures ménagères et de chauffage urbain sise à Spittelau.

« L’homme a trois peaux, la sienne, ses vêtements et sa maison Toutes ses peaux doivent se renouveler grandir et changer.
F. Hundertwasser

Ses manifestes – « Droit à la fenêtre – droit à l’arbre », « Manifeste de la moisissure », « Manifeste de la Sainte-Merde » - prônent une philosophie architecturale basée sur la réhabilitation du rapport homme – nature qui exclue la ligne droite et le conformisme. En 1968, il proteste nu à Vienne contre l’architecture rectiligne et stérile. Malgré cette aura sulfureuse et subversive, certains élus autrichiens sensibles à la peinture et aux énoncés théoriques de l’artiste ont sollicité ce docteur es architecture pour des réhabilitations et des créations d’espaces heureux. Hundertwasser a donc semé ses sculptures habitables un peu partout dans le pays et dans le monde comme autant de malicieux sourires.

L’habitat heureux

« Quand nous laisserons la nature repeindre nos murs…. Ils deviendront humains et nous pourrons à nouveau vivre. »

F. Hundertwasser

Depuis sa construction, dans le 3e arrondissement de la capitale autrichienne, à proximité du Danube, la Hundertwasser-haus est l’objet de toutes les curiosités. En 1985, le jour de la présentation de cet édifice au public viennois, 70 000 visiteurs sont venus le visiter. Victime de son succès, les touristes se succèdent tout au long de l’année. Ils débarquent parfois par cars entiers au grand désespoir des locataires de ces logements sociaux. Par chance, la saison n’était pas celles des grandes migrations touristiques et nous étions peu à contempler cette façade bariolée de lignes ondoyantes dans laquelle l’architectonique de l’artiste s’exprime pleinement. Les colonnes baroques en céramique, les deux clochers à bulbes, le sol inégal, l’alignement irrégulier des fenêtres et l’intégration spatiale des arbres expriment les convictions du créateur. Rien ne lasse le regard. En face dans ce qui fut autrefois le garage Kalke, le « village marchand » qui vaut d’être visité jusque dans les toilettes.

A proximité, la Kunst-haus-Wien, réhabilitation d’une ancienne fabrique de meubles qui abrite 4 000 m2 d’exposition. Seule dans les salles du musée, je savoure avec délectation les toiles lumineuses d’Hundertwasser, le peintre. Les gardiens ne sont pas trop pointilleux et me laissent passer et repasser sur le sol ondulé, me pencher par les ouvertures pour voir comment les arbres s’enracinent sur les balcons afin de mettre leurs branches aux fenêtres et m’approcher suffisamment des toiles pour en apprécier la texture. Sur la terrasse, les potirons joufflus s’exhibent fièrement sur les tables.

Le musée et le village ne perçoivent aucune subvention. L’artiste avait l’âme d’un manager, il a su intégrer la composante économique de cet ensemble par une organisation autonome et pérenne.

Le palais des déchets

« Même dans les rues toutes droites conçues à la règle, la trace de l’homme évolue comme une ligne organique »
F. Hundertwasser

A Spittelau, la centrale d’incinération des ordures ménagères et de chauffage urbain de Vienne a été confiée en 1988 à Hundertwasser pour subir une métamorphose radicale. Le bâtiment industriel a ainsi changé de peau pour prendre des allures de palais oriental. Du haut de sa centaine de mètres, la cheminée telle un minaret domine la ville. A mi-hauteur, elle s’orne d’un bulbe en émail doré qui à la nuit tombée brille de tous ses feux.

Il fait doux, les étudiants s’attardent sur l’esplanade qui sépare la centrale de l’université. Le marchand de marrons chauds est sorti de sa cabane pour se mettre au soleil. Là-haut, le panache de fumée s’évade vers les nuages. Personne ne semble se soucier d’une éventuelle nuisance de ce site de traitement des déchets.
Les émanations de dioxyde de carbone sont pratiquement nulles. L’artiste y a veillé pour être en cohérence avec ses engagements.

Si le bâtiment décline le répertoire d’Hundertwasser – architecte, il attire beaucoup moins de touristes que l’îlot du 3e arrondissement et c’est bien dommage. Hundertwasser a eu toutes les audaces pour que ces volumes, tristes et laids sur lesquels s’abîmait le regard, rehaussent le paysage urbain d’une manière spectaculaire. Un palais pour les déchets, une belle leçon d’alchimiste pour une mise en application du « manifeste de la Sainte-Merde ».

L’église œcuménique

« Lorsqu’un seul homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Mais si beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une nouvelle réalité. »
F. Hundertwasser

En Styrie, Hundertwasser a également été appelé au chevet de quelques espaces en quête d’un nouveau regard. Certes le département de cancérologie de l’hôpital universitaire de Graz relooké par l’artiste ne se visite pas mais à quelques kilomètres de la ville, en pleine campagne, Bärnbach, petit village très tranquille a fait de sa modeste église catholique Sainte-Barbara, un lieu inspiré.

Se rendre à Bärnbach peut se révéler périlleux pour peu qu’on ne regarde pas où l’on met les pieds. Le pauvre homme qui nous avait gentiment renseigné sur le quai de la gare de Graz en a fait les frais. Lorsqu’il est descendu de la micheline à Flochbach, il a trébuché sur les rails et s’est retrouvé en vrac à mes pieds, la tête en sang. Le chef de gare s’est chargé du blessé tandis que nous allions prendre le car pour Barnbäch. Deux personnes sont montées avec nous puis sont descendus quelques arrêts plus loin et nous sommes restées seules dans l’autobus. Nous ayant déposé, il a poursuivi sa route sans passager à travers les verdoyantes vallées.

L’église se dresse à la sortie du village, le clocher est couronné d’un bulbe d’or et les murs s’ornent de symboles bibliques. Impossible de s’y tromper c’est bien le style d’Hundertwasser. Le baptême d’un enfant, nous ouvre les portes du lieu qui restent closes en dehors des cérémonies religieuses. L’intérieur a conservé une grande sobriété à l’exception du maître autel qui est surmonté d’une auréole d’argent. Le génie de l’artiste est d’avoir semé autour de ce sanctuaire, des portiques à la manière des tori des temples shintoïstes sur lesquels s’inscrivent les symboles des grandes religions du monde dans une vision planétaire de la spiritualité.
Morne matinée, nous étions les uniques visiteuses et nous avions même l’impression d’être arrivées dans un village déserté. Le bar d’en face était fermé. A l’intérieur, des jeunes attablés devant des bières célébraient un événement mais nous avons eu du mal à comprendre lequel. Intrigués par notre présence, ils nous ont ouvert les portes pour nous offrir une boisson chaude et n’en ont pas cru leurs oreilles lorsque nous avons satisfait leur curiosité en leur expliquant que nous étions venus ici pour visiter l’église. Notre réponse leur a semblé une parfaite incongruité. A l’autre bout du village, une manufacture de verre fait le plein de touristes. Ils achètent la verroterie et s’en retournent sans même un regard pour l’église. Ici, les marchands du temple attirent plus que les lieux de culte, fussent-ils exceptionnels.

Novembre 2003

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