Le poète
loin de son pays
criblé de nostalgie
se tenait dans la Vieille-Ville
tout seul sur une place.
Sur un mur gothique
l’horloge de Maître Janusz
sonnait midi.
Des dorures sur leurs pèlerines
et le Très-Saint-Pierre à leur tête,
de l’horloge sont sortis,
les douze apôtres harassés,
et avec son escarcelle, Judas,
et la Foi, et le Mal et la Tyrannie.
« Nous sommes venus et nous nous en allons. »
Et un Janissaire de pierre,
là-bas, triste et mélancolique.
Et la Mort, sonnant les cloches,
et tout là-haut a chanté le coq.
Le poète, loin de son pays,
tout criblé de nostalgies,
a regardé, pensif, autour de lui.
Fraîche et délicate une lumière bleue
est descendue ondoyante
sur la place à l’heure de midi.
Nâzim Hikmet
Yesenik, 29 décembre 1956
Le poète est mort depuis longtemps mais il aurait été bien étonné voire effaré de se retrouver, un jour de l’année 2008, n’importe quel jour d’ailleurs, de n’importe quelle saison de cette année-là, sur la place Stare Mesto à l’instant où le squelette brandit sa faux et agite son sablier. Il se serait trouvé au sein d’une foule dense, intense, pressante, au milieu de bras tendus, non en signe de protestation mais juste pour photographier la scène qui se joue et se rejoue au cadran de l’horloge depuis plusieurs siècles en toutes circonstances : le défilé des douze apôtres qu’ouvre Saint-Pierre et que le squelette supervise avec une attention désinvolte.
Aurait-il écrit un poème sur ce théâtre mécanique, le poète, en 2008 ?
Il s’était passé trente ans, le sort avait été conjuré, la ville s’était réveillée, appelée une nouvelle fois à un nouveau destin et la marée humaine qui se dirigeait vers l’hôtel de ville me paraissait irréelle. Entre le souvenir et cette apparente vision, la transition était trop brutale pour être authentique. J’avais beau avoir été prévenue, je restais incapable de raisonner cette contradiction, cette aporie. Je prenais pour un mirage ce que je voyais mais ce n’en était pas un. Je souhaitais me retrouver seule à nouveau sur cette place sans y parvenir même en fermant les yeux. J’étais même prête à pardonner aux apôtres leur manque d’allant. J’avais beau poussé le désir à son extrême, personne ne disparaissait même par enchantement.
L’heure allait sonner. En attendant chacun occupait cet espace temporel en se photographiant mutuellement devant le bâtiment tentant d’englober dans le viseur, le photographié prenant la pose inspirée comme il se doit et l’horloge ce qui, parfois, obligeait le photographe à quelques contorsions pour réussir son cadrage. Sur l’horloge médiévale, Le soleil tournait autour de la terre et cette conception géocentrique de l’univers ne semblait gêner personne. Après tout, les relations entre la terre et le soleil n’étaient pas la préoccupation majeure de l’instant. La foule gonflait de minute en minute, bruyante, agitée, fébrile puis elle se figeait soudain tendue, tournée vers les fenêtres où les apôtres allaient faire leur brève tour de piste. Les photographes étaient aux anges et mitraillaient à tout va.
Puis, comme elle était venue, la foule se dispersait, se disloquait, s’en allait vers d’autres attractions qu’elle prendrait en photos. 58 minutes plus tard, la place serait à nouveau envahie par une autre foule et tout recommencerait. Jan Hus avait retrouvé sa raison d’être. Il contemplait sereinement cette agitation cyclique. Le martyr de la Réforme qui plaçait la bible au-dessus des lois humaines avait fière allure. Il tenait son rôle de symbole de l’identité nationale avec d’autant plus de sérieux qu’il faisait l’objet d’une attention soutenue de la part des hordes qui venaient le contempler. Le prédicateur ne pouvait voir les sgraffites de la maison dite « A la minute » où les scènes mythologiques et bibliques l’auraient réconforté les jours d’ennui, les soirs d’hiver, mais la modernité l’accaparait tant et si bien qu’il lui arrivait même d’oublier les Saintes Ecritures.
Autre temps, autre tempo, sur le plateau de Letna qui borde la Vltava, le gigantesque métronome battait le rythme lancinant d’une époque plus entreprenante. Il semblait sans âme, il faut dire pour sa défense qu’il a remplacé le monument à Staline qui a sinistrement dominé la ville entre 1955 et 1962. 15,5 mètres de haut et 22 mètres de long, l’hommage était à la taille de la crainte que cet homme inspirait. Il s’accrochait si bien le bougre avec les huit hommes qui lui tenaient compagnie, la moitié, représentant le peuple soviétique et les quatre autres, le peuple tchèque qu’il a fallu les dynamiter pour en être débarrassé. Le sculpteur du petit père des peuples, Otokar Svec, se suicida le lendemain de l’inauguration de son œuvre. Il n’est pas si simple de succéder à ce sombre individu et le métronome s’en tirait plutôt bien.
Ces temporalités signaient une certaine duplicité de Prague qui dévoile sans pudeur, son passé et tente de dissimuler ses projets moins romanesques. A la limite de la schizophrénie dans certains quartiers, la cité conserve malgré tout un charme indéfinissable mêlant les musiques du temps présent et des temps anciens sans trop de fausses notes.