dimanche 29 juin 2008

L’horloge de Maître Janusz

(….)
Le poète
loin de son pays
criblé de nostalgie
se tenait dans la Vieille-Ville
tout seul sur une place.
Sur un mur gothique
l’horloge de Maître Janusz
sonnait midi.
Des dorures sur leurs pèlerines
et le Très-Saint-Pierre à leur tête,
de l’horloge sont sortis,
les douze apôtres harassés,
et avec son escarcelle, Judas,
et la Foi, et le Mal et la Tyrannie.
« Nous sommes venus et nous nous en allons. »
Et un Janissaire de pierre,
là-bas, triste et mélancolique.
Et la Mort, sonnant les cloches,
et tout là-haut a chanté le coq.
Le poète, loin de son pays,
tout criblé de nostalgies,
a regardé, pensif, autour de lui.
Fraîche et délicate une lumière bleue
est descendue ondoyante
sur la place à l’heure de midi.

Nâzim Hikmet
Yesenik, 29 décembre 1956

Le poète est mort depuis longtemps mais il aurait été bien étonné voire effaré de se retrouver, un jour de l’année 2008, n’importe quel jour d’ailleurs, de n’importe quelle saison de cette année-là, sur la place Stare Mesto à l’instant où le squelette brandit sa faux et agite son sablier. Il se serait trouvé au sein d’une foule dense, intense, pressante, au milieu de bras tendus, non en signe de protestation mais juste pour photographier la scène qui se joue et se rejoue au cadran de l’horloge depuis plusieurs siècles en toutes circonstances : le défilé des douze apôtres qu’ouvre Saint-Pierre et que le squelette supervise avec une attention désinvolte.

Aurait-il écrit un poème sur ce théâtre mécanique, le poète, en 2008 ?
Je ne suis pas poète ou alors parfois sans m’en rendre vraiment compte mais tout comme lui, en février 1978, je m’étais trouvée seule à midi sonnant devant l’horloge astronomique de Maître Janusz qui paraît-il n’aurait fait que remanier l’œuvre que Nicolas de Kadau avait réalisé. Les ors solaires s’étaient ternis et les apôtres accomplissaient leur rituel sans conviction rien que pour moi, j’étais pourtant une spectatrice enthousiaste. C’était un autre temps, un autre siècle, il faisait froid, les rues de la vieille ville restaient silencieuses, sombres. Elles retenaient leur souffle pour éviter de se faire remarquer. La place faisait grise mine, les bâtiments dissimulaient leurs attraits sous un voile de poussières occultes. La ville semblait endormie sous le coup de quelques charmes jetés du château par une fée mécontente. Quelques rares silhouettes emmitouflées dans d’épais manteaux, fantômes d’eux-mêmes, pressaient le pas. Jean Hus, longue silhouette, debout sur son socle bien qu’entouré des combattants de Dieu, était morose et s’ennuyait ferme.

Il s’était passé trente ans, le sort avait été conjuré, la ville s’était réveillée, appelée une nouvelle fois à un nouveau destin et la marée humaine qui se dirigeait vers l’hôtel de ville me paraissait irréelle. Entre le souvenir et cette apparente vision, la transition était trop brutale pour être authentique. J’avais beau avoir été prévenue, je restais incapable de raisonner cette contradiction, cette aporie. Je prenais pour un mirage ce que je voyais mais ce n’en était pas un. Je souhaitais me retrouver seule à nouveau sur cette place sans y parvenir même en fermant les yeux. J’étais même prête à pardonner aux apôtres leur manque d’allant. J’avais beau poussé le désir à son extrême, personne ne disparaissait même par enchantement.

L’heure allait sonner. En attendant chacun occupait cet espace temporel en se photographiant mutuellement devant le bâtiment tentant d’englober dans le viseur, le photographié prenant la pose inspirée comme il se doit et l’horloge ce qui, parfois, obligeait le photographe à quelques contorsions pour réussir son cadrage. Sur l’horloge médiévale, Le soleil tournait autour de la terre et cette conception géocentrique de l’univers ne semblait gêner personne. Après tout, les relations entre la terre et le soleil n’étaient pas la préoccupation majeure de l’instant. La foule gonflait de minute en minute, bruyante, agitée, fébrile puis elle se figeait soudain tendue, tournée vers les fenêtres où les apôtres allaient faire leur brève tour de piste. Les photographes étaient aux anges et mitraillaient à tout va.

Puis, comme elle était venue, la foule se dispersait, se disloquait, s’en allait vers d’autres attractions qu’elle prendrait en photos. 58 minutes plus tard, la place serait à nouveau envahie par une autre foule et tout recommencerait. Jan Hus avait retrouvé sa raison d’être. Il contemplait sereinement cette agitation cyclique. Le martyr de la Réforme qui plaçait la bible au-dessus des lois humaines avait fière allure. Il tenait son rôle de symbole de l’identité nationale avec d’autant plus de sérieux qu’il faisait l’objet d’une attention soutenue de la part des hordes qui venaient le contempler. Le prédicateur ne pouvait voir les sgraffites de la maison dite « A la minute » où les scènes mythologiques et bibliques l’auraient réconforté les jours d’ennui, les soirs d’hiver, mais la modernité l’accaparait tant et si bien qu’il lui arrivait même d’oublier les Saintes Ecritures.

Autre temps, autre tempo, sur le plateau de Letna qui borde la Vltava, le gigantesque métronome battait le rythme lancinant d’une époque plus entreprenante. Il semblait sans âme, il faut dire pour sa défense qu’il a remplacé le monument à Staline qui a sinistrement dominé la ville entre 1955 et 1962. 15,5 mètres de haut et 22 mètres de long, l’hommage était à la taille de la crainte que cet homme inspirait. Il s’accrochait si bien le bougre avec les huit hommes qui lui tenaient compagnie, la moitié, représentant le peuple soviétique et les quatre autres, le peuple tchèque qu’il a fallu les dynamiter pour en être débarrassé. Le sculpteur du petit père des peuples, Otokar Svec, se suicida le lendemain de l’inauguration de son œuvre. Il n’est pas si simple de succéder à ce sombre individu et le métronome s’en tirait plutôt bien.

Ici, aucune foule ne prenait le temps de grimper voir l’instrument. Nous étions quatre à observer ses oscillations régulières, nous avions le privilège d’un point de vue qui embrasse la cité vltavine. Le parc de Letna n’attendait personne mais il s’était malgré tout fait une beauté au cas où quelques groupes de joyeux visiteurs seraient venus arpenter ses allées. Seuls les cars délestés de leurs passagers patientaient dans un coin. Un énorme chantier suggérait un parking souterrain mais certains le disaient destiné à accueillir un aquarium. Juste en face des grues, le stade du Sparta dont la renommée footballistique n’était pas assez prestigieuse pour attirer le moindre touriste footeux quoique de temps à autre, un supporter plus motivé que les autres s’aventurait jusqu’à la grille où le vigile l’expédiait aussitôt à la minuscule boutique du fan club. La ville exprimait ici une modernité bruyante par des embouteillages et des travaux,… face besogneuse de la cité qui veut se mettre au diapason d’un temps présent qui n’a pas le temps de flâner. Nous avons bien tenté de n’en faire qu’à notre tête en poursuivant notre chemin tranquillement mais la rue nous repoussait sans cesse par manque de trottoirs, il fallait aussi slalomer entre les voitures pour traverser, le combat était inégal, nous avons rendu les armes. Un tramway bienveillant nous a cueilli à son bord pour nous conduire en des lieux plus hospitaliers.

Ces temporalités signaient une certaine duplicité de Prague qui dévoile sans pudeur, son passé et tente de dissimuler ses projets moins romanesques. A la limite de la schizophrénie dans certains quartiers, la cité conserve malgré tout un charme indéfinissable mêlant les musiques du temps présent et des temps anciens sans trop de fausses notes.
Avril 2008

mercredi 25 juin 2008

Le dentiste de Santa Cruz de Tenerife

Au port de pêche de Santa cruz de tenerife, les voiliers se préparaient à la traversée de l’Atlantique. Il faisait chaud. Le mois d'octobre touchait à sa fin. L’ambiance dans la communauté des vagabonds des mers était débridée, euphorique. Nous parlions espagnol, français, anglais mélangeant allégrement les trois langues, y ajoutant les mains pour mieux nous comprendre. Les préparatifs étaient une affaire sérieuse. Mieux valait ne rien négliger. Un petit tour chez le dentiste pouvait s’avérer utile.

Mes voisins étaient de malicieux suédois, de sympathiques britanniques, de discrets helvètes et, formant de loin le groupe le plus nombreux, de tumultueux français. Notre communauté de navigateurs au long cours, aventuriers du vent et intrépides solitaires de la première mini-transat qui devaient se lancer dans la traversée de l’Atlantique le 12 novembre 1977, comptait également un élégant américain et même un sombre polonais qui s’était installé un peu à l’écart, le long des flancs d’un chalutier russe. La flotte russe que tous, nous soupçonnions d’être constituée de bateaux–espions occupait le quai sud, les navires coréens accostaient au quai nord près des docks. Restait aux pêcheurs locaux la possibilité de décharger leurs prises le long d’une petite portion de quai près d’un vieux rafiot espagnol rouillé qui terminait ses jours en servant d’abri et de ponton aux pécheurs à la ligne qui, le dimanche taquinaient les quelques malheureux poissons égarés dans les eaux portuaires.

La plupart d’entre nous, préparait activement la traversée de l’Atlantique. Les concurrents de la première mini transat, peaufinaient à l’extrême les détails de leur traversée. Sur tous les voiliers qu’ils soient de valeureux coursiers ou d’insouciants nomades, chacun s’affairait aux réglages, réparations, installations et tests de matériel. Les plus grands voiliers étaient à quai, les autres, s’amarraient à leur couple par taille décroissante. L’ambiance était festive tout autant que laborieuse. Il était hors de question de bâcler les préparatifs. La navigation hauturière ne s’improvise pas et la mer ne se laisse jamais apprivoiser. Si le matériel se trouvait au centre de toutes les préoccupations, il n’était pas plus envisageable de négliger la santé des marins. Imaginez donc, une rage de dents au milieu de l’océan, à des journées de navigation de tout service dentaire. Personnellement, je ne voulais pas du tout l’imaginer et pourtant, je pouvais la pressentir et même la ressentir par une anticipation qui n’avait rien à voir avec une vision extralucide mais qui sourdait, tout simplement, d’une douleur encore floue mais persistante irradiant d’une dent de sagesse ayant décidé de ne plus répondre à son appellation.

En quête d’un navigateur ayant tâté de la fraise dans le cabinet aseptisé d’un dentiste du cru, je demandais aux uns et aux autres si, par hasard autant que par malchance, l’un d’entre eux avait vécu cette intéressante expérience. Sur le Cordula, battant pavillon suédois, je dénichais enfin un témoin de seconde main, Gunnar, spécimen blond aux yeux bleus, qui avait rencontré un homme ayant affronté cette épreuve. Il accepta de me transmettre le récit entendu d’un arrachage de dent chez un praticien de l’île de la Gomera. Mais c’est bien à contre cœur qu’il acceptait de me conter cet épisode car prétendait-il mieux valait ne rien savoir à l’avance. Son récit était dantesque, pas d’anesthésie, une grosse pince noire, la dent qui s’accroche à ses racines qui ne veulent rien savoir d’un déracinement, du sang qui coule à flot. Un scénario gore à faire frémir surtout si l’on doit tenir le rôle principal de l’histoire. Mais pour me réconforter, Gunnar m’assurait qu’il garderait pour le grand jour, une excellente bouteille de whisky afin que j’en ingère plusieurs verres qui compléteraient une désinfection autant qu’ils me soulageraient des affreuses douleurs dont je souffrirais obligatoirement après l’opération.

Rendez-vous pris, dans un cabinet dentaire de la ville de Santa Cruz de Tenerife, décidée mais angoissée à l’idée de ce mauvais moment à passer, je prends le mors aux dents et me voilà dans la salle d’attente feuilletant les revues people qui traînaient sur la table basse, rien de dépaysant jusque là. Aucun cri ne s’échappait de la pièce d’à côté dans laquelle officiait le patricien. Les patients ne ressortaient pas sur un brancard et semblaient ne présenter aucun symptôme d’extrême souffrance. A mon tour de pénétrer dans l’antre de l’enfer, le dentiste n’avait rien de diabolique, l’homme côtoyait la cinquantaine, cheveux rares et grisonnants, petit abdomen saillant du bon vivant qui tendait gentiment sa blouse blanche vers l’avant. Il a écouté mon problème avec le sérieux que lui confère sa fonction, a examiné l’objet du délit, a rendu son implacable verdict, arrachage immédiat. L’assistante, une blonde décolorée qui affichait un air blasé devant tant d’horreurs buccales, préparait les instruments qui ressemblaient singulièrement à ceux que je connaissais déjà en France. Une seringue s’approcha dangereusement de mes gencives. L’anesthésiant fit son effet, ça craquait sous la pince, la dent sortait par petits morceaux, le désagrément était mineur. Je me retrouvais amputée de ce bout de moi-même sans aucun regret et très très soulagée. Munie d’une boite d’antibiotiques, retour euphorique vers le port où je comptais bien, malgré l’absence totale de douleurs profiter de l’offre généreuse de Gunnar contre lequel je gardais une dent pour m’avoir menti comme un arracheur de dents.
Je l’assurais d’affreuses douleurs en lui expliquant que le récit qu’il colportait, était grandement sous estimé dans l’horreur et que seuls quelques verres de ce liquide ambré dont il m’avait vanté les mérites pourraient me soulager. Qui a bu boira c’est bien connu et la soirée n’a pas démenti ce dicton populaire. Je n’en conserve qu’un souvenir assez brumeux et je serai bien en peine de dire comment j’ai pu regagner mon voilier Athanor sans tomber à l’eau mais les dieux veillent souvent sur les marins éméchés. Par contre, je conserve parfaitement en mémoire, un lendemain cuisant avec des pulsations amples au niveau de la boite crânienne ainsi que des sensations houleuses dans la région stomacale et il aurait été bien injuste de ma part d’imputer cet état vaseux aux soins dentaires. Gunnar n’était pas en meilleur état mais lui, il craignait plus que tout depuis hier d’être obligé de se rendre chez le dentiste dans une île des Canaries. Quelques mois plus tard, de l’autre côté de l’océan, j’ai à nouveau rencontré l’équipage du Cordula dont le voilier mouillait dans le port de Trinidad. La ville célébrait le carnaval et Gunnar, comme tous les marins venus s’échouer ici, continuait à mordre la vie à belles dents. Nous avons a nouveau trinquer mais à nos retrouvailles cette fois.
Octobre 1977

samedi 21 juin 2008

I : Îles


L’îlot au milieu des flots, dans son insularité salutaire
Attend le bourlingueur sur ses plages éphémères.

Les îles, navires immobiles, que le vent chante et enchante. Définitivement ancrées au milieu des océans, esseulées ou en colliers, bijoux marins courtisés par les vagues, elles embarquent l’imaginaire vers des paradis égarés.

Il est des îles prétentieuses qui se prennent pour des continents et d’autres, modestes qui se font à peine remarquer pour rester solitaires.

Il est des îles merveilleuses au regard que la perfection de cartes postales rend ennuyeuses et monotones.

Il est des îles ingénues sur lesquelles les enfants déposent leurs songes de flibustiers.

Il est des îles bafouées, piétinées, défigurées auxquelles il ne reste que des larmes marines pour croire encore à leur existence.

Convoitises d’aventuriers - apprentis Robinson - les îles, cocons d’exotisme, attirent les êtres en proie au syndrome du retour aux sources.

Bouts du monde singuliers sur lesquels, chacun croit renaître à lui-même. Ces univers miniatures, pièces de terre ourlées par les marées dans le vide de l’horizon où le temps se suspend, recomposent pour chaque voyageur le mythe de la création et de l’innocence.

vendredi 20 juin 2008

Polynésie : on a gagné !

Maupiti, samedi, beaucoup de familles étaient parties passer la journée sur les motus. La famille Eri chez qui j’avais pris une chambre, embarquait glacières, boite à outils, bidons d’eau, seaux et autres objets dans le bateau de pêche sur lequel le père officiait durant la semaine. Tepoe, la belle sœur et son mari Anapa, construisaient une pension sur le motu Auira, la maison d’habitation était terminée, l’électricité branchée sur panneaux solaires et ce jour-là était consacré à la peinture. Sur l’île, l’équipe de rugby de Bora Bora rencontrait cet après midi-là, celle de Maupiti, un match amical et animé. Le terrain était en plein soleil bordant le lagon. Les supporters pouvaient toujours aller se baigner lorsqu’ils ne supportaient plus la chaleur. Match à suspense où l’équipe de Bora l’a emporté à 22 à 20 pour Maupiti avec un essai collectif , une transformation et cinq pénalités de Moana.

Ne croyez pas que j’étais devenue spécialiste de ce sport, je n’avais même pas assisté au match. J’en avais juste entendu parler suffisamment longtemps pour être rentrée avec les vainqueurs à Bora par le Maupiti express. Les joueurs et leur fan club étaient arrivés au port dans le truck qui servait habituellement aux transports scolaires. Ils portaient des colliers de fleurs de tiaré qui embaumaient la cabine. L’un deux jouait du ukulele, l’entraîneur dispensait bons et mauvais points aux sportifs, les bières sortaient d’une glacière. L’ambiance était festive. Nos joyeux drilles parodiaient une chanson du cru « J’ai un problème dans ma plantation pourquoi rien ne grandit » qui devenait « J’ai un problème dans mon pantalon pourquoi rien ne grossit ». Ces rugbymen quel humour ! Il leur a été beaucoup pardonnés car ils étaient beaux, superbement tatoués et m’offraient des colliers de fleurs.
Le silence s’est établi solennel lorsque le Maupiti s’est engagé dans la passe Te Area. Etroite et dangereuse, elle ressemble à un chaudron de sorcière, bouillonnant et maléfique. La moindre fausse manœuvre aurait jeté l’embarcation sur la couronne récifale et aurait été immédiatement réduite en miettes. L’Alizé soufflait depuis plusieurs jours, la mer était formée, le bateau ruait un peu, nous étions en haute mer. Un grain s’annonçait, le vent a forci, la mer s’est encore creusée. Mais rien ne semblait ralentir le Maupiti express que le pilote menait comme une brute quelque soit le temps. Aucune délicatesse, il filait droit devant, ne négociait jamais les vagues et ne réduisait pas la vitesse. La coque était maltraitée, les passagers aussi. Les sportifs faisaient moins les fiers, ils sont tous rentrés dans la cabine, nous sommes restés quatre irréductibles à l’extérieur.

A peine, le bateau engagé dans le lagon de Bora, les athlètes repointèrent leur nez dehors et se remirent à chanter et à boire. La troisième mi-temps s’annonçait bien. Ils se ruèrent sur le quai à la rencontre de leurs amis et de leurs familles. Rosina m’attendait dans la Mitsubichi, nous nous sommes offerts un apéro avant de rentrer. A la maison, Vatea, infirmière, ne travaillait pas ce soir-là, Mohina sa belle-soeur se reposait dans une chaise longue. 7 mois de grossesse, sur son ventre proéminent, le tatouage de l’oiseau se dilatait joliment sur fond de coucher de soleil.
Mars 2003

vendredi 13 juin 2008

La plume dans l'encrier de Gilles Lapouge

Gilles Lapouge pourrait être classé dans la catégorie écrivain voyageur mais il tient à dissocier les deux termes : écrivain et voyageur avec cette précision « Je voyage pour raconter mes voyages » Il affirme « qu’ un voyage non seulement n’existe qu’à partir du moment où on le convertit en encre mais encore que tout voyage, y compris dans les terres inconnues n’est que le souvenir d’une encre ancienne. ». Ecrivain, Il l’est définitivement, reconnu par ses pairs depuis longtemps. Voyageur, il l’est aussi sans conteste mais il développe l’esprit nomade qui fait du déplacement un mode d’être et son regard sur le monde porte sur des centres d’intérêt plus inattendus que ceux mis en lumière par la plupart de ses confrères. Ce qui le rend infiniment précieux.

« L’encre du voyageur » est un merveilleux recueil de textes dont certains ont déjà paru dans les revues La quinzaine littéraire, Le magazine littéraire et Géo. Certes un peu hétéroclite, il y est question de fées, de caillou, de lumière autant que d’îles, d’écrivains naufragés, voyageurs et de leurs voyages mais qu’importe. Gilles Lapouge est avant tout un talentueux raconteur d’histoires au langage fleuri, poétique, métaphorique et lyrique qui a su conserver un regard enchanteur et intrigué sur ce qui l’entoure, teinté d’un sens inouïe de l’humour.

Il est érudit jamais pédant, passionné et enthousiasmant. Sous sa plume d’une verve éclatante, des mots qui se font rieurs et enjoués pour dire les anecdotes de voyages, les réflexions savoureuses sur les écrivains voyageurs, les histoires d’îles lointaines, les lumières nomades de l’Europe dont il fait collection. Sachant qu’il n’a rien a découvrir qui ne l’ait déjà été, il laisse de côté les ennuyeuses descriptions pour de surprenants détails que son regard décalé a su déceler. Il ne se prend jamais au sérieux et son autodérision est rafraichissante.

Dans le genre littéraire dédié aux voyages, Gilles Lapouge occupe une place à part et certains textes de ce recueil pourraient bien devenir des morceaux d’anthologie de la littérature voyageuse.

A mettre absolument et résolument dans ses bagages.
Extraits
« Depuis quelques années, nous disposons, grâce au festival de Saint-Malo, d’une nouvelle espèce littéraire, celle des « écrivains-voyageurs ». C’est une peuplade en plein boom car elle est favorisée à la fois par l’esprit du temps et par la mise au point d’aéroplanes excellents. » Les écrivains naufragés

« Je voyage pour raconter mes voyages. Quand je suis de l’autre côté de la mer océane, je ne peux pas aviser un araucaria sans le mettre en mots, sans en faire des noms, des verbes, des virgules, des participes passés, des futurs antérieurs. C’est seulement après l’avoir décrit que j’arrive à apercevoir mon araucaria. » Pourquoi voyagez-vous ?

« Sous chaque paysage rencontré, une peinture se camoufle. La nature en ce coin du monde est superbe mais elle ne se fatigue guère, elle imite les gravures. » Des îles, des alizés et la fuite des nuages

« La ville de Paris s’est développée autour de son île. Rio de Janeiro, au bord de l’Atlantique. Londres, le long de la Tamise. Les villes indiennes se sont bâties autour des vaches : « Ah oui, va-t-on dire, les vaches de l’Inde, les vaches sacrées ! ah, oui, on connaît ! » Or, nous les avons bien regardées, les vaches. Elles ne sont pas sacréés pour un sou. Elles sont malignes : elles font croire aux hommes qu’elles sont sacrées et les hommes, qui ne sont pas malins comme les vaches, se sont laissés embobiner. » Impromptu indien

« Quand je fréquentais l'école primaire, je plongeais avec enthousiasme ma plume dans l'encrier du pupitre. Je prenais le temps de contempler la goutte de liquide noir ou bleu. Je la regardais comme le Créateur a probablement regardé le néant au moment où il se disposait à en faire un univers. J'étais un peu comme lui. J'allais donner vie, grâce au bout de ma plume, à un chat, à une peuplade, à un adjectif ou à une périphrase.Si j'étais en forme, je confectionnais des objets qui n'existaient même pas. Je leur fournissais des noms, je leur mettais le pied à l'étrier et ils partaient vivre leur vie. J'ai donné vie à des couleurs dont Newton n'eut jamais la moindre idée. Je formais des lettres que tous les alphabets, même l'égyptien et même le hittite, ont ratées, des animaux inexistants, des montagnes d'aucun continent. Je découvrais que Dieu n'est qu'un gros encrier. » Encres

L’encre du voyageur, Gilles Lapouge - Albin Michel
Prix fémina 2007

Publiés chez Albin Michel
- Les Folies Koenigsmark, 1989, (Goncourt du récit historique), Utopies et civilisations, 1991,
- L'incendie de Copenhague, 1995, (Prix Cazes ; Prix Roger Caillois),
- Le bruit de la neige, 1996, (Grand Prix de l'essai de la Société de gens de Lettres).
- La mission des frontières, 2002 (Prix Joseph Kessel de la SCAM)
- En étrange pays, 2003, (Prix Maurice-Genevoix)
- Le Bois des amoureux,2006 (Prix du livre de Saint Louis et Prix de Printemps de la Société des Gens de Lettres).

lundi 9 juin 2008

Là-bas à Marienbad

Pour arriver jusqu’à Marienka Lanze depuis Karlovy Vary, le petit tortillard vert avait courageusement grimpé à travers bois, traversant quelques villages tranquilles. La Tepla qui croisait son parcours à plusieurs reprises, se gonflait des eaux de pluies récentes et de celles de la fonte des neiges, la rivière grondait, faisait le gros dos, allant son chemin dans le tumulte avec une persévérance obstinée. Le train ralentissait à l’approche des stations. Aux passagers de lui faire signe de s’arrêter pour être embarqués à son bord. Certains arrêts se marquaient le long d’un morceau de quai miteux sur lequel se dressait tant bien que mal un abri en métal rongé par la rouille et nous cherchions vainement d’où pouvait bien venir le voyageur en attente. Quelques gares, plus pimpantes, plus fréquentées aussi, se distinguaient de celles, plus nombreuses qui exprimaient la tristesse d’un certain abandon. Vodna, Becov, Tepla, Mrazov, Milhostov, Ulkovice…

Le conducteur était bonhomme, il menait son équipage avec l’aisance que procure l’habitude. La contrôleuse, une jeune femme souriante, sortait de la cabine de pilotage dès que montaient les passagers, pour vérifier la validité de leur billet. Le train n’allait pas plus loin que Marienka Lanze avant de repartir dans l’autre sens vers Karlovy Vary, il ne connaissait que ce trajet entre les deux villes et l’effectuait plusieurs fois par jour, tout au long de l’année avec vaillance quelque soit le temps.

Marienbad cache bien son jeu pour qui arrive par le train. Les abords de la gare dissimulent habilement ses attraits par une ingénieuse banalité. Mais quelques stations de bus suffisent pour en appréhender les charmes. Aristocratique, légèrement hautaine, et sure d’elle-même, Marienka Lanze prend ses aises. Elle ouvre grand ses bras sur le paysage à l’inverse de sa rivale Karlovy Vary plus repliée sur elle-même et, n’hésite pas à se déployer paresseusement dans la vallée, osant même l’aventure par les chemins forestiers.

Une atmosphère surannée se dégage de ce décor un tantinet décadent qui évoque avec force les fastes d’antan. Contrairement à Karsbad, la coquette, les demeures n’ont pas honte d’afficher une certaine fatigue qui renforce leur personnalité. Malgré tout, rien ne semble entamer le charme de Marienbad qui se sent éternelle. Les prestigieuses personnalités qui y séjournèrent : Chopin, Goethe, Freud, Gorki, Edouard VII d’Angleterre, Dvorak, la confortent dans ce sentiment. il se raconte que c’est pour elle que Faust vendit son âme au diable.

Ce dimanche là, la ville somnolait sous un ciel bleu, fardé de légers nuages. Quelques poignées de personnes déambulaient autour de la colonnade (Lazenska Kolonada), étonnante structure métallique qu’un décor néobaroque enrichit abondamment. Quelques autres, testaient les effets bénéfiques des eaux thermales. Sur la terrasse, trois dames se pliaient au rituel de la gourmandise dominicale. Au classic café, l’ambiance feutrée, rendait le consommateur discret et les pâtisseries se dégustaient en silence. Nous avons fait de même. Puis délaissant les hôtels, gloriettes et autres bâtiments thermaux du cœur de ville, pour d'autres points de vue, la forêt nous a absorbé en douceur, un pan de neige s’accrochait désespérément à une piste dont le télésiège avait achevé sa mission saisonnière.


Les chemins débouchaient presque immanquablement sur de discrètes demeures désireuses de conserver leur anonymat qui semblaient presque toutes se refaire une beauté avant l’été. L’après midi touchait à sa fin, le soleil caressait les toits et entrait en résonnance avec la dominante jaune de la ville. Dans un pub écossais, le propriétaire louait quelques chambres, les marches de l’escalier accueillaient des cactées. A chaque pallier une commode surmontait d’un miroir était couverte d’objets divers : bougeoirs, pierres, lampes,… La décoration de la chambre pouvait surprendre, elle hésitait entre un faux style « art nouveau » et une vraie tendance rococo, assez amusante. Le soir était tombé, les rues désertées rendaient la ville à ses souvenirs, à la nostalgie qu’elle sait si bien distiller à notre insu. Alors nous revenait en mémoire la voix cristalline de Barbara « La-bas à Marienbad…. Là-bas à Marienbad »

Avril 2008

vendredi 6 juin 2008

Istanbul : thé ou café

A peine, les portes du grand bazar ont-elles été ouvertes que Husseyin saisit son plateau pour y poser les verres remplis de thé. Ainsi démarrait le ballet de ce jeune serveur qui, tout au long de la sainte journée, allait, déambulant dans les allées de ce temple du commerce, tenant son plateau à bout de bras et distribuant à la demande, avec célérité et dextérité, la fameuse boisson ambrée aux marchands. Aucune négociation ne se déroule, aucune vente ne se conclue sans avoir dégusté un verre de thé. Combien peut-il se consommer de verres de thé en un jour rien qu’en ce lieu ?

Le temps d’Istanbul, rythmé par le rituel du thé qui se boit sans aucune modération. « Cay, cay », le marchand de thé ambulant sur le pont Galata propose son breuvage aux pêcheurs à la ligne. « Cay, cay » un cri de ralliement, identifiable entre tous lancé par les vendeurs de thé de la ville tenant adroitement un plateau chargé à bout de bras qui sillonnent prestement les rues bondées, navigant entre les voitures et les passants pour livrer les verres tulipes sans renverser une goutte du précieux liquide. Vides, ces verres, déposés sur les pas de portes, les rebords de fenêtres, les marches d’escaliers et même le capot des voitures, comme apparus par enchantement, attendent patiemment la main qui mettra fin à leur abandon passager.

A l’ombre des treilles, dans le calme du jardin à thé, au pied d’un minaret, les hommes sirotaient lentement leur consommation. Les uns lisaient un quotidien mis à disposition des clients, les autres bavardaient et certains géraient leurs affaires courantes, téléphone portable dans une main et verre de thé dans l’autre. Le narguilé qu’il ne faudrait pas commettre l’erreur de fumer avec du café au risque de passer pour un béotien en la matière faisait le bonheur de quelques consommateurs. Sa fumée distillait une odeur suave qui ajoutait un soupçon de douceur et de sensualité au lieu. Je me fondais dans le paysage du jardin à thé, le soleil était au zénith, la chaleur se faisait pesante et les rues bruyantes. Cet îlot de tranquillité permettait d’oublier la ville. Le muezzin appelait à la prière. Le chant s’élançait depuis les minarets des mosquées d’Istanbul et le léger décalage entre chaque appel donnait à l’ensemble l’impression d’un chœur céleste planant au-dessus de la ville. Les banquettes ne s’étaient pas vidées pour autant. « Çay , çay », le garçon passait avec son plateau pour renouveler les consommations. Ainsi passait le temps dans le jardin à thé.
Si le thé a supplanté le "Türk kahvesi", "café turc" ou "café à la turque" pour des raisons économiques, ce breuvage n’en reste pas moins un marqueur de l’identité culturel. Noir comme une nuit sans lune, sa préparation répond à un rituel séculaire que le temps n’a en rien modifié. La préparation du café turc relève d’un art qui nécessite des objets, des techniques, une gestuelle et une terminologie spécifiques. Le café turc moulu finement, préparé en décoction, se fait dans un cezve, petite casserole à long manche et col étroit qui permet la formation de la mousse au moment de l’ébullition. L’objet, en cuivre ou en aluminium, fait partie intégrante de la vie des Turcs. Le sucre s’ajoute au café pendant la préparation, la quantité variant suivant le goût du consommateur: sade (sans sucre), az şekerli (peu sucré), orta (sucré), şekerli (très sucré). Quatre options qui vont de l'amertume dont on dit qu’elle est signe de virilité au sucré attribué à la féminité.
Et dans les dessins formés par le marc de café lorsque la tasse a été retournée sur la soucoupe, l’avenir se dessine que certains déchiffrent. Il m’a ainsi été prédit une vie vagabonde, c’était il y a longtemps et l’homme qui m’annonçait ce futur était grec.

Modestes ou sophistiqués, citadins ou ruraux, Il est des cafés de toutes sortes. Véritables lieux incontournables de la vie sociale, les plus sophistiqués ont le goût du luxe et les plus modestes, le charme de la convivialité. Les hommes jouent au tric trac, aux échecs, aux cartes. Dehors, il neigeait, nous étions trempées et transies de froid, nous avons poussé la porte d’un minuscule café, le poêle à bois diffusait une chaleur douce. Les volutes de fumée du tabac formaient un halo brumeux qui adoucissait le contour des visages. Une fois franchi le seuil, le temps se ralentissait. Un temps qui se mesurait à l’aune du tintement des verres et des tasses. Dans un coin, un vieux stambouliote égrenait son chapelet le regard s’échappant au delà du réel, tendu vers d’improbables rêves ou d’infinis souvenirs.
Thé ou café - dans ces moments-là, les deux boissons ont un goût inestimable, celui de la douceur de vivre.
Février 2003 - septembre 2006

lundi 2 juin 2008

Vienne : La mort en liberté

Le cimetière Biedermeier de Sankt Marx n’accueille plus de morts depuis au moins un siècle. L’éternité y coule des jours tranquilles, à peine dérangée par les rares visiteurs qui s’aventurent au milieu des tombes. La mort, ici, se vit en toute liberté.
Les allées sont entretenues par quelques jardiniers débonnaires mais les stèles abandonnées à elles-mêmes expriment l’oubli et signent d’un manière indéniable, le passage du temps. Ces alignements de pierres dressées se fondent et se confondent. Assaillies par une végétation luxuriante autant qu’envahissante, elles s’inclinent sous le poids des ans. Les inscriptions s’effacent, les regrets aussi. La rouille ronge les grilles de quelques concessions mortuaires.
Lassés d’offrir leur protection aux défunts, les anges gardiens semblent tous gagnés par un profond ennui, leurs sculptures s’effritent, les bras tombent, les visages s’altèrent et certains ont même perdu la tête.

La matinée automnale exacerbe la tonalité définitivement nostalgique du cimetière, invitation à la méditation, au souvenir mais aussi à la célébration de la vie. C’est à peine si les bruits de la ville parviennent à troubler le calme du lieu.

Au détour d’une allée, un monceau de fleurs recouvre une tombe solitaire. L’angelot qui en a la charge, semble gagné par la même morosité que ses compagnons. Sa main gauche tient un flambeau renversé. La tête posée dans la main droite, le séraphin s’abîme dans la contemplation douloureuse du modeste cénotaphe. Ci-gît Mozart.

Enterré le 6 décembre 1791, dans un dénuement total au lendemain d’une courte messe sans musique, dite à l’extérieur de la cathédrale saint Etienne, la dépouille du compositeur a été déposée dans une fosse en compagnie de quinze autres corps. Selon l’usage du moment, personne n’a suivi le cortège. Le protocole funéraire encore en vigueur n’autorisait pas non plus les signes religieux ostentatoires, pas de croix et, l’anonymat pour les nécessiteux. Quelques années plus tard, Constanze, désireuse d’honorer la mémoire de son premier mari, a souhaité lui offrir une sépulture plus honorable. Les fossoyeurs lui ont indiqué le lieu de l’inhumation mais l’employé qui avait placé le corps de Mozart, étant déjà mort, l’endroit exact restait difficile à situer. Si la tombe est vide, elle n’en offre pas moins un espace de recueillement aux admirateurs venus rendre une visite de courtoisie, un humble hommage à ce musicien de génie.

Un groupe de jeunes enfants encadré par quatre femmes se dirige vers la tombe fleurie. Ils se tiennent par la main et avec tout le sérieux de leur jeune âge, concentrent leur attention sur les commentaires de l’une des accompagnatrices, le regard fixé sur l’arrangement floral et l’angelot devant lesquels ils se sont immobilisés. Puis ils repartent en sautillant et leurs rires cristallins réjouissent l’espace. Pour eux, le futur s’arrête tout juste à la fin de la journée, alors l’éternité, pensez donc, elle peut attendre !

Novembre 2003

dimanche 1 juin 2008

Perles de mer : escale insolite aux Chagos



1973, au lendemain du départ du navire américain déportant les derniers habitants de l’île de Diego Garcia, la plus grande des îles de l’archipel des Chagos situé au milieu de l’océan indien, qui devenait une base américaine, Daniel et Danièle, deux Canadiens partis en voyage de noce autour du monde débarquent de leur voilier "Idiot wind" sur l’île désertée.

Pépita et Lolita étaient sur un bateau mais aucune des deux ne tombaient à l’eau car elles avaient toutes deux la patte marine après plusieurs années de navigation. Aux heures chaudes, elles restaient affalées sur le roof, à l’ombre du tau, profitant du moindre souffle d’air pour aérer leur épaisse fourrure qu’elles portaient comme d’authentiques élégantes qui auraient voulu à tout prix s’afficher dans leurs plus beaux atours quelles que fussent les circonstances. "Idiot wind", un sloop de dix mètres, amarré au milieu du fleuve Maroni face à la ville de saint Laurent du Maroni, frémissait à peine sous l’imperceptible brise. Il battait pavillon canadien. A son bord, en plus des deux félins velus et vautrés sur le pont, deux voyageurs au long cours, Daniel et Danièle installés dans le cockpit jouissaient de la vie avec délice, feuilletant quelques revues artistiques ou laissant leur esprit vagabonder au fil du fleuve. Ils arrivaient de Belém do Para au Brésil et poursuivaient tranquillement leur remontée vers le Nord après neuf années passées à boucler le tour du monde. Ainsi, il leur avait fallu neuf rotations de la terre autour du soleil pour accomplir leur voyage de noce autour de la planète. Retour au pays après un périple amoureux qui avait pris son temps et les avait conduits sur tous les océans du globe. Le temps illusoirement suspendu par cette navigation au long cours soudain s’accélérait à l’approche du but ultime et Daniel qui n’avait pas eu l’impression de vieillir en cours de route, sentait brutalement toutes ces années lui tomber dessus. Il frisait une soixantaine réjouissante, elle abordait sereinement la cinquantaine. Les circumnavigateurs se demandaient comment ils allaient pouvoir négocier leur retour. Ils avaient en projet de s’installer dans une ferme et d’élever des moutons mais rien de définitif. Des moutons dont la laine dense formerait comme des vagues ondoyantes sur fond de verts pâturages.

Histoire de prolonger ce temps marin, ils leur arrivaient parfois de raconter une étape étonnante, une rencontre insolite ou une anecdote piquante mais ils restaient discrets sur l’ensemble de leur périple comme s’ils voulaient conserver par-devers eux un trésor de souvenirs afin de ne pas le dilapider trop rapidement. Nos conversations animées nous conduisaient sans effort au cœur des nuits tropicales. Un soir qu’il avait été question des américains et de la guerre au Vietnam contre laquelle Daniel avait largement manifesté en son temps à New-York, ils s’étaient mis à relater une escale qui les avait marqués à tout jamais. En 1973, alors qu’ils sillonnaient l’océan indien, leur navigation les avait amenés à débarquer sur l’île Diego Garcia dans l’archipel des Chagos. Situé au cœur de l’océan indien, cet archipel s’étale sur une superficie de 50 000 km2. Sur le planisphère, les petites taches qui représentent les îles m’ont toujours fait penser aux larmes de l’Inde. Diego Garcia, Salomon et Peros Banhos, les trois îles principales, appartiennent au Royaume–Uni. Les « deux Daniels » ont accosté sur l’île le lendemain de l’ultime journée d’expropriation des habitants de l’île par les Britanniques. Les îliens avaient eu la nuit pour préparer leurs baluchons avant d’être embarqués contraints et forcés pour les Seychelles et Maurice. Un aller sans retour, leur île avait été louée pour cinquante ans par les Britanniques aux Américains qui allaient y installer une base militaire. Depuis 1966, par la ruse puis par la force, les Anglais avaient vidé l’île de ses habitants. Une déportation en règle malgré une condamnation de l’ONU.

Nos deux pérégrins aventureux ont conservé un souvenir très précis de l’impression d’irréalité qui les a envahies en parcourant les rues de la cité déserte. Les malheureux expulsés n’ayant eu que quelques heures pour empaqueter leurs biens, ont dû se concentrer sur l’essentiel et abandonner sur place, une grande partie de leurs possessions. Les portes restées ouvertes donnaient à voir des cuisines, pour la plupart propres et en ordre, avec parfois casseroles et vaisselle rangées à leur place habituelle - mais il n’y avait plus d’habitude - Le temps de la ville s’était arrêté. Agglomération, toujours fonctionnelle, sans personne pour profiter de ses services. Visitant les maisons, avec une timide angoisse, les deux « Daniels » s’attendaient à chaque instant à voir les propriétaires entrer et leur demander des comptes sur leur présence en ces lieux. Un âne brayait, colis trop encombrant pour être emmené. Plus loin c’était une vache et quelques poules abandonnées à elles-mêmes. Un sentiment d’infinie tristesse se dégageait de ce lieu. La ville frémissait encore de toute l’énergie vitale qu’elle abritait la veille. Devenue une coquille vide, son inexorable dégradation commençait déjà à produire ses néfastes effets. Les jardins offraient des légumes charnus qui n’avaient pas encore eu le temps de subir l’implacable loi de la jungle qui se joue entre les végétaux dès qu’ils peuvent jouir sans entrave de leur croissance naturelle.

Les militaires américains dont le navire était mouillé dans une autre partie de l’île vinrent les trouver pour savoir à qui ils avaient à faire. Ils les autorisèrent à rester quelques jours le temps d’effectuer l’avitaillement. Nos deux marins canadiens ont séjourné une semaine au mouillage dans une baie abritée, ils ont fait le plein de légumes dans les potagers, de fruits dans les près et d’eau douce aux robinets puisque le ravitaillement constituait en partie la raison qui les avait conduits à faire cette escale. C’était simple, il suffisait de se servir. Mais ils ne sont plus retournés dans les maisons vides. Il leur paraissait indécent et désespérant de s’introduire chez des personnes que jamais ils ne pourraient rencontrer et remercier. Ils ont ensuite poursuivi leur voyage, pleins de ressentiments pour ceux qui avaient disposé des terres sans se soucier de leurs occupants.

Janvier 1980