dimanche 19 juillet 2009

Coupe de cheveu à la mode soviétique


Santa Cruz de Ténériffe, port de pêche.
Seul bar à la ronde : une baraque en planche en plein centre du terrain vague qui longeait le môle, quatre tables sur le devant et trois à l’intérieur près d’un comptoir bancal. Un homme qui semblait revenu de tout et collait bien à ce paysage désolé faisait tourner l’affaire. Il nous allait bien ce troquet posé là, au milieu de nulle part. Nous n’avions pas le choix d’ailleurs, à moins de parcourir cinq kilomètres pour aller en ville boire une bière fraîche. La chaleur troublait l’air en vagues ondoyantes dans lesquelles tourbillonnait la poussière. De l’océan, tout proche, nous n’entendions que la musique, le port nous tournait le dos. L’établissement se voulait terrestre.

Ce jour-là, l’équipage d’un chalutier russe occupait toutes les tables de ce café improbable. Les marins soviétiques sortaient rarement. Tous leurs bateaux étaient suspectés de pratiquer l’espionnage en plus de la pêche. C’était une probabilité forte. Le monde se divisait encore en deux blocs bien distincts : Est et Ouest.

Nous prêtions à ces hommes des histoires peu communes et des activités indicibles sans bien savoir lesquelles. Certains soirs, à la nuit tombée, une projection rassemblait l’équipage sur le pont : films en noir et blanc dont la pellicule rayée semblait ne plus en pouvoir. De ce que nous en apercevions depuis le quai, il ne s’agissait ni d’une histoire d’amour ni d’un récit d’aventure mais d’une fable guerrière façon réalisme socialiste, le pire du genre.

Il restait deux chaises libres en bout de table et nous fûmes conviés à nous joindre au groupe qui l’occupait. De l’art de boire à la russe, nous avions déjà expérimenté les effets avec une comtesse - du moins à ce qu’elle affirmait et nous trouvions romantique de la croire – slave, échouée à Paris qui nous servait de la vodka dans de grands verres qu’elle remplissait consciencieusement à ras bord. Une soirée en sa compagnie promettait des lendemains qui déchantent mais sa verve mise au service de récits pittoresques valaient bien ces inconvénients.

Les marins avaient commandé de la liqueur de banane qu’ils mélangeaient avec la vodka, cuvée spéciale chalutier. La boisson étaient à notre goût. Verre après verre, les échanges, un peu heurtés dans les premiers temps, se firent de plus en plus animés, en anglais et en gestes. Un officier - nous lui avions attribué ce grade pour sa maitrise de la langue anglaise mais aussi parce qu’il buvait peu et nous supposions qu’il avait en charge le bon déroulement de cette échappée terrestre - traduisait parfois nos propos, il s’appelait Dimitri. J’ai oublié comment nous en étions venus à parler coiffure et chevelure à raccourcir avant la traversée de l’Atlantique. L’un de nos compagnons de tablée affirmait être l’homme de l’art et de la providence, coiffeur du bord qui a immédiatement proposé ses services pour tailler la généreuse tignasse bouclée de mon compagnon.

L’aventure c’est l’aventure ! Au pied de la passerelle, attendant l’autorisation de monter à bord du chalutier - qu’elle paraissait étroite et longue cette planche alors que le sol se dérobait un peu sous nos pas et que le paysage vacillait - le filet placé entre le bateau et le quai prenait tout son sens, je me demandais si tout cela était bien raisonnable. La curiosité l’emporta. Monter à bord d’un chalutier russe, nous allions faire des jaloux. Entassés dans une cabine, un énorme tas de crevettes sur la table et de la bière russe dans un pichet, la dizaine d’hommes rigolards au milieu desquels je me tenais, observait l’affaire avec attention. Mémorable séance. La coupe de cheveu valait le déplacement. Et clic et clic, les mèches se détachaient et tombaient en silence. Les verres se remplissaient, se vidaient, se remplissaient à nouveau. Profil droit. Commentaires entrecoupés de rires. Profil gauche. Deuxième pichet de bière. Crevettes craquantes. Enfin, l’homme de l’art contempla son œuvre et la déclara parfaite. Cheveu ras sur les côtés, touffu, bouclé et dense au sommet du crâne. L’effet surprenait et prêtait à sourire.

Dimitri, l’officier nous offrit un petit tour de chalutier, mais tout petit. La salle des machines était d’une étonnante propreté. A l’instant de redescendre vers le quai, périlleuse épreuve, j’ai dû concentrer mes efforts pour viser le quai, mon orgueil aurait trop souffert d’une chute dans les filets. Il n’en a rien était, mon honneur était sauf. Quelques jours plus tard, Dimitri est venu boire un café sur Athanor, notre voilier. Les slaves, incurables romantiques ! Nous avons échangé nos bonnets rouge contre bleu et pour un peu nous en serions venus aux larmes. Plus tard, l’étrave du chalut s’est écartée du quai pointant son nez vers le large. Dimitri allait retrouver sa femme et ses enfants. Dominique avait un océan devant lui et ses cheveux trouveraient bien le temps de repousser pendant la traversée. Il fut la risée de la communauté des navigateurs jusqu’au départ mais ne s’en soucia guère et rit plus souvent qu’à son tour… L’océan s’en souvient encore ….
novembre 1977

jeudi 9 juillet 2009

Cargo : le choix du voyage

L’engouement pour les voyages en cargo démarrait à peine, vestige d’aventures au long cours où d’intrépides voyageurs demandaient à embarquer pour de lointaines destinations en échange de menus travaux ou bien d’une somme dérisoire pour peu qu’ils acceptent de dormir calés entre les marchandises transportées et donnent un coup de main à quelques manœuvres simples. Ainsi pouvaient-ils se rendre au gré de leurs envies en d’improbables destinations qui les faisaient rêver.

Aujourd’hui, la taille des bâtiments a considérablement augmenté, les équipages, réduits au minimum pour des raisons de coûts mais aussi parce que l’avancée technologique a bouleversé la marine marchande et rendu certains postes superflus, quelques cabines désertées sont désormais réservées à des passagers officiels qui achètent un billet en bonne et due forme et se voient en échange offrir le gîte, le couvert et le sourire du capitaine pour une traversée confortable pouvant néanmoins être modifiée à tout instant pour peu qu’un chargement de marchandises s’annonce dans un port près duquel le porte-container fait route.

Plus question, non plus d’espérer flâner plusieurs jours lors d’une escale qui dure rarement plus de douze heures. Si le cargo accoste en pleine nuit, il arrive qu’il ne soit pas possible de descendre à terre. Ainsi, ai-je ressenti la frustration de ma vie à Alexandrie où le Woclawek,porte container polonais devait décharger et embarquer du fret. Je me faisais une fête de parcourir cette ville, même quelques heures seulement, tant l’œuvre majeure de Lawrence Durrel « Le quatuor d’Alexandrie » avait, pendant des années, nourri mon imaginaire et qu’il m’a été interdit de m’y rendre. Comme je tentais de ruser, les militaires agressifs ont menacé de me conduire au poste mais bien trop en colère pour conserver mon calme, je n’en démordais pas tant et si bien que Jerzy, l’officier en second pressentant que l’affaire risquait de dégénérer est venu me chercher. Quelques jours plus tard, il m’offrait un cendrier qu’une Néfertiti tenait dans les mains et dans lequel étaient gravées les pyramides, accompagné d’un petit mot.

Après avoir étudié les trajets proposés par les différentes compagnies internationales et le coût du voyage, la Polish Ocean Line a fait souffler le vent du large sur mon désir de mer. Joindre le représentant de cette compagnie n’était pas une mince affaire, Internet n’avait pas encore modifié le monde. Pendant plusieurs jours personne n’a répondu ni à mes appels téléphoniques, ni à mes fax. Puis une voix m’a donné rendez-vous rue Richepance près de la Madeleine. Au jour et à l’heure dîtes, personne n’a ouvert la porte sur laquelle je frappais de plus en plus fort. Impatiente et décidée, j’ai fait le siège assise dans l’escalier, le roman de Joseph Conrad « Emmène-moi au bout du monde » à la main. Une jeune fille s’est enfin arrêtée devant moi en bredouillant, elle s’est excusée et a justifié son retard par un statut d’étudiante et des examens à passer. Quelques minutes plus tard, mon voyage à pris la forme d’une facture en dollars rédigée à la main.
Moments extatiques des préparatifs, montée du désir d’ailleurs, rêveries au long cours et demandes de visas aux ambassades. Bagages : les affaires étalées sur le lit, livres, crayons, carnets, appareil photo, baladeurs cassettes et vêtements, Je ne voulais pas me rater, manquer de pellicules ou de lecture. Pour tout faire entrer dans le sac à dos, il a fallu, éliminer un peu, les vêtements en ont fait les frais. …
Et c’est depuis la Gare du Nord que je me lançais enfin vers le grand large.

Octobre 1995