vendredi 6 juin 2008

Istanbul : thé ou café

A peine, les portes du grand bazar ont-elles été ouvertes que Husseyin saisit son plateau pour y poser les verres remplis de thé. Ainsi démarrait le ballet de ce jeune serveur qui, tout au long de la sainte journée, allait, déambulant dans les allées de ce temple du commerce, tenant son plateau à bout de bras et distribuant à la demande, avec célérité et dextérité, la fameuse boisson ambrée aux marchands. Aucune négociation ne se déroule, aucune vente ne se conclue sans avoir dégusté un verre de thé. Combien peut-il se consommer de verres de thé en un jour rien qu’en ce lieu ?

Le temps d’Istanbul, rythmé par le rituel du thé qui se boit sans aucune modération. « Cay, cay », le marchand de thé ambulant sur le pont Galata propose son breuvage aux pêcheurs à la ligne. « Cay, cay » un cri de ralliement, identifiable entre tous lancé par les vendeurs de thé de la ville tenant adroitement un plateau chargé à bout de bras qui sillonnent prestement les rues bondées, navigant entre les voitures et les passants pour livrer les verres tulipes sans renverser une goutte du précieux liquide. Vides, ces verres, déposés sur les pas de portes, les rebords de fenêtres, les marches d’escaliers et même le capot des voitures, comme apparus par enchantement, attendent patiemment la main qui mettra fin à leur abandon passager.

A l’ombre des treilles, dans le calme du jardin à thé, au pied d’un minaret, les hommes sirotaient lentement leur consommation. Les uns lisaient un quotidien mis à disposition des clients, les autres bavardaient et certains géraient leurs affaires courantes, téléphone portable dans une main et verre de thé dans l’autre. Le narguilé qu’il ne faudrait pas commettre l’erreur de fumer avec du café au risque de passer pour un béotien en la matière faisait le bonheur de quelques consommateurs. Sa fumée distillait une odeur suave qui ajoutait un soupçon de douceur et de sensualité au lieu. Je me fondais dans le paysage du jardin à thé, le soleil était au zénith, la chaleur se faisait pesante et les rues bruyantes. Cet îlot de tranquillité permettait d’oublier la ville. Le muezzin appelait à la prière. Le chant s’élançait depuis les minarets des mosquées d’Istanbul et le léger décalage entre chaque appel donnait à l’ensemble l’impression d’un chœur céleste planant au-dessus de la ville. Les banquettes ne s’étaient pas vidées pour autant. « Çay , çay », le garçon passait avec son plateau pour renouveler les consommations. Ainsi passait le temps dans le jardin à thé.
Si le thé a supplanté le "Türk kahvesi", "café turc" ou "café à la turque" pour des raisons économiques, ce breuvage n’en reste pas moins un marqueur de l’identité culturel. Noir comme une nuit sans lune, sa préparation répond à un rituel séculaire que le temps n’a en rien modifié. La préparation du café turc relève d’un art qui nécessite des objets, des techniques, une gestuelle et une terminologie spécifiques. Le café turc moulu finement, préparé en décoction, se fait dans un cezve, petite casserole à long manche et col étroit qui permet la formation de la mousse au moment de l’ébullition. L’objet, en cuivre ou en aluminium, fait partie intégrante de la vie des Turcs. Le sucre s’ajoute au café pendant la préparation, la quantité variant suivant le goût du consommateur: sade (sans sucre), az şekerli (peu sucré), orta (sucré), şekerli (très sucré). Quatre options qui vont de l'amertume dont on dit qu’elle est signe de virilité au sucré attribué à la féminité.
Et dans les dessins formés par le marc de café lorsque la tasse a été retournée sur la soucoupe, l’avenir se dessine que certains déchiffrent. Il m’a ainsi été prédit une vie vagabonde, c’était il y a longtemps et l’homme qui m’annonçait ce futur était grec.

Modestes ou sophistiqués, citadins ou ruraux, Il est des cafés de toutes sortes. Véritables lieux incontournables de la vie sociale, les plus sophistiqués ont le goût du luxe et les plus modestes, le charme de la convivialité. Les hommes jouent au tric trac, aux échecs, aux cartes. Dehors, il neigeait, nous étions trempées et transies de froid, nous avons poussé la porte d’un minuscule café, le poêle à bois diffusait une chaleur douce. Les volutes de fumée du tabac formaient un halo brumeux qui adoucissait le contour des visages. Une fois franchi le seuil, le temps se ralentissait. Un temps qui se mesurait à l’aune du tintement des verres et des tasses. Dans un coin, un vieux stambouliote égrenait son chapelet le regard s’échappant au delà du réel, tendu vers d’improbables rêves ou d’infinis souvenirs.
Thé ou café - dans ces moments-là, les deux boissons ont un goût inestimable, celui de la douceur de vivre.
Février 2003 - septembre 2006

Aucun commentaire: